Il y a urgence contre le cheval de Troie des multinationales

 

Mercredi soir 27 novembre 2002 à Genève, Susan George mettait en garde contre l'Accord général sur le commerce des services (AGSC). Quoi qu'en disent les Etats qui négocient en secret, cette architecture complexe, pilier de l'OMC, menace à terme tous les services publics.

AGCS. L'acronyme commence tout juste à être connu. Mais le temps presse, car l'Accord général sur le commerce des services (AGCS), pilier de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), est entré dans sa phase cruciale et pourrait conduire à terme au bradage de tous les services publics. Mercredi soir, à la Maison des associations, l'assistance était très nombreuse pour écouter Susan George mettre en garde: "L'AGCS n'est pas la seule façon de s'attaquer aux services publics, mais il constitue un cadre légal mondial pour le faire. Un instrument très précieux aux yeux des sociétés transnationales." Avant sa conférence genevoise, la présidente de l'Observatoire de la mondialisation et dirigeante d'Attac-France nous a accordé une interview.

Le Courrier: Qu'est-ce que l'AGCS? Susan George: L'AGCS est l'un des nombreux accords qui forment l'ensemble de l'OMC. Il a d'ailleurs été signé en même temps que le traité fondateur de l'OMC, à Marrakech en 1995. L'accord concerne donc tous les pays membres. Il était peut-être nécessaire d'avoir un accord sur les services qui représentent 20 % du commerce mondial. Mais celui-ci, à mon sens et de l'avis du mouvement social, contient des vices de forme rédhibitoires.

Qu'est-ce que vous lui reprochez? L'AGCS couvre douze grandes catégories de services, dont une s'appelle "autres", au cas où on aurait oublié quelque chose. Ce qui représente 160 sous-secteurs, pratiquement toutes les activités humaines sauf la police, la religion et la défense. Soit tout ce qu'on peut habituellement imaginer comme services: des architectes aux chercheurs scientifiques en passant par les banques, les assurances ou la grande distribution. Mais, le plus inquiétant, c'est que l'AGCS couvre virtuellement énormément de services publics, la santé, l'éducation, la culture, l'environnement, l'énergie, l'eau, les postes, les télécommunications... Car tout ce vous pensez être un bien se trouve aussi être un service. Pour avoir de l'eau, il faut la fournir.

L'OMC jure pourtant que l'AGCS ne s'applique pas aux services publics.

Dans l'AGCS, les services publics sont définis de façon très étroite. L'article premier dit que les services fournis "dans l'exercice de l'autorité gouvernementale" ne sont pas couverts par ledit accord mais il ajoute, aussitôt après, sauf s'ils sont fournis "sur une base commerciale ou en concurrence avec un ou plusieurs autres fournisseurs". Si l'on réfléchit un instant, on constate qu'à côté de l'école publique, il y a des établissements privés. Idem pour la santé.

"Le texte est là. Et on sait que les Etats-Unis voient la santé ou l'éducation comme des marchés à part entière, qu'ils veulent ouvrir. Les services sont la seule part de la balance commerciale étasunienne qui présente un excédent. Quant à l'Union européenne (UE), elle est le premier fournisseur mondial de services. Nous savons aussi que l'AGCS est un mandat pour une série de négociations - et non un traité terminé - allant toujours dans le même sens, celui d'une "libéralisation progressive". Le but ultime ne semble pas faire de doute: tout doit être marchandable.

Quels services publics seraient les plus menacés? Aucun secteur n'est automatiquement soumis à l'AGCS. Les libéralisations croisée sont négociées de façon plurilatérale et multilatérale. Un pays peut parfaitement refuser de donner l'accès à un marché et on ne peut l'obliger à "engager" tel ou tel secteur. Seulement, toutes les discussions font partie d'une négociation globale continue. Si tel ou tel pays veut obtenir un avantage chez tel ou tel autre, il devra faire des concessions sur le principe du donnant donnant. Sans compter les pressions qui s'exercent sur les pays les plus faibles dans le cadre de ces négociations. C'est la progressivité de l'AGCS qui est dangereuse.

"D'autant plus qu'on ne connaît pas ce qui est sur la table des négociations. A la conférence de Doha en novembre 2001, les Etats ont fixé des échéances. En juin dernier, les pays membres de l'OMC ont communiqué leurs désirs sur les services qu'ils souhaitent voir libéraliser. Ce n'est que grâce à des fuites que nous avons découvert les requêtes de l'UE à ses principaux partenaires commerciaux. L'UE réclame la totale ouverture des marchés de la poste, de l'énergie, des transports, du traitement des déchets, de l'eau... Pour ce dernier secteur, des multinationales comme Vivendi ou Suez-Lyonnaise des Eaux sont en position de force sur le marché de la distribution d'eau potable et du traitement des eaux usées.

"Nous sommes maintenant entrés dans la phase des offres. Nous ignorons le détail des demandes reçues par l'UE. Il se trouve que j'ai la liste partielle des demandes étasuniennes en matière d'éducation qui sont parvenues à Bruxelles, mais je ne devrais pas l'avoir!

Que contient-elle? Le document réclame notamment la levée des restrictions qui ne permettent qu'à des institutions nationales d'octroyer des diplômes et de définir leurs critères d'admission pour l'enseignement supérieur et la formation professionnelle, les domaines les plus lucratifs. C'est-à-dire revendiquer les mêmes droits que les Universités européennes. L'Université de Phoenix en Arizona - qui est l'une des plus actives pour promouvoir l'AGCS dans le domaine de l'éducation supérieure - pourrait, par exemple, proposer ses services aux porteurs de maturité ou à celles et ceux qui ne remplissent pas les conditions pour entrer à l'Université. Moyennant 25'000 dollars par an, vous pourrez obtenir un meilleur diplôme qu'en Suisse, arguera Phoenix. L'Université a déjà en e-learning quelque 50'000 étudiants qui payent pour suivre le cursus via internet depuis Londres, le Mexique ou la Chine. Les internautes sont prévenus: un diplôme d'ingénieur, par exemple, est périmé après trois ans! L'éducation n'est qu'un exemple parmi d'autres. Elle est certes vitale mais pas au sens de pouvoir boire quotidiennement.

Quelles seraient les conséquences d'un affaiblissement des règles dans l'enseignement supérieur? L'introduction de la concurrence dans un système non commercialisé va faire que les meilleure Universités seront aussi les plus chères. Sur le modèle des Etats Unis. Les dangers de cette évolution sont connus: fuite des professeurs vers les institutions qui les rétribuent le mieux, création d'un système à deux vitesse dans lequel le développement de la pensée critique n'aura pas une grande place... Georges W. Bush a fait Yale, parce que ses parents pouvaient le lui payer. Mais l'actuel président était un étudiant médiocre. Peut-être aurait-il mieux valu qu'il laisse la place à quelqu'un d'autre et que l'Université soit subventionnée.

"On veut prendre de vitesse les résistances"

Pas de temps à perdre. Dans le calendrier de l'AGCS fixé à Doha l'année dernière, les Etats ont jusqu'au 31 mars 2003 pour formuler leurs réponses aux demandes de libéralisation qu'ils ont reçues. Le lendemain, les négociations bilatérales pourront s'engager. "Sans que les citoyens sachent ce qui sera au menu des tractations", soulignait Susan George, mercredi soir. A part quelques fuites, les demandes échangées par les gouvernements sont soigneusement gardées secrètes. Même si certains services publics essentiels au quotidien de la population risquent de tomber sous le coup de l'AGCS, les parlementaires eux-mêmes - suisses ou européens - n'en connaissent pas les détails. Ils ne seront informés qu'au moment de ratifier l'accord... Soit après la date butoir de janvier 2005, mettant un terme aux négociations secrètes. Avec l'entrée en vigueur de l'AGCS, les concessions accordées bilatéralement sur tel ou tel marché seront étendues à tous les autres pays membres de l'OMC. Pour la dirigeante d'Attac-France, "il y a une volonté de prendre de vitesse les résistances". "Si l'on ne sait même pas ce qu'il y a sur la table des négociations, on est mal barrés." Le premier objectif du mouvement social, avance-t-elle, doit être de forcer les gouvernements à lever le voile sur les services qu'ils vont marchander. Et Susan George d'exhorter la salle comble de la Maison des associations: "La Suisse possède une tradition de proximité avec ses dirigeants. Si vous pouviez créer une brèche..." Une mobilisation à Genève contre l'AGCS est déjà dans l'air pour mars 2003, afin de répondre dans la rue à l'échéance du 31 mars. Elle réunirait défenseurs des services publics, ainsi que des associations et syndicats paysans. Car les Etats ont aussi jusqu'aux 31 mars pour présenter leurs propositions visant à "l'amélioration substantielle de l'accès aux marchés agricoles". Concernant l'AGCS, Susan George réclame que les services publics soient "clairement définis et exclus de l'Accord". Certains articles doivent aussi être supprimés. Comme l'article 6 qui prévoit que toute législation "plus rigoureuse qu'il n'est nécessaire pour assurer la qualité du service" devra être levée. Une disposition particulière ment nocive puisqu'il appartiendra à l'OMC d'arbitrer les litiges. Or, note Susan Georges, "les panels de l'organisation du Bout du lac ont estimé 10 fois sur 11 que des politiques étatiques étaient trop rigoureuses pour garantir une norme environnementale..."


Simon Petite, La Liberté, 30.11.2002
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