La leçon du génocide rwandais dont je fus le témoin

Fin avril début mai 1994, en plein génocide des Tutsi, j'ai été chargé par le CICR d'une mission au Rwanda. Avec d'autres délégués, nous avons traversé une partie du pays depuis la frontière burundaise (Cayanza) jusqu'à Kigali, via Butaré et Gitarama.

Les horreurs que toute l'équipe a vues sont difficiles à décrire tant elles dépassent l'imagination humaine. Lorsque des tronçons de route sont jonchés de cadavres fraîchement taillés à la machette, lorsque vous repérez dans un champ deux cents mètres carrés couverts de personnes massacrées, alignées au soleil, lorsqu'un jeune en poursuit un autre dans un village pour l'éliminer, vous vous mettez à douter de votre santé mentale et de la fidélité de vos yeux. Celles et ceux de l'ONU et du CICR qui ont vécu sur place toute la période du génocide l'ont payé et continuent de le payer très cher et méritent notre plus profond respect. Il va sans dire que les huit cent mille à un million de victimes du troisième génocide du XXe siècle restent lourdement présentes à notre mémoire.

Au retour de ma mission, j'ai tenu à alerter les gouvernements particulièrement concernés par ce qui se déroulait dans ce pays de l'Afrique des Grands Lacs. La tournée que j'ai alors entreprise était d'autant plus importante que le CICR était très impuissant devant ces massacres, même s'il a sauvé directement au moins douze mille personnes. Il fallait donc tout faire pour éveiller la conscience des politiques et tâcher de les convaincre d'intervenir pour mettre fin à la boucherie.

Contrairement à l'inextricable situation de l'ex-Yougoslavie, la géographie et les dimensions modestes du pays permettaient à des contingents de grandes armées occidentales de mettre fin manu militari à ce génocide. Par ailleurs, une intervention entrait parfaitement dans le cadre du droit d'ingérence très à la mode au début des années 1990, qui était présenté comme remède ultime contre la barbarie. La plupart des leaders mondiaux, y compris le pape Jean-Paul II, en étaient d'ardents défenseurs.

Fort de ces convictions, je me rendis à Berne, à Rome, à Paris. A Genève, je rencontrai également les ambassadeurs des 15 pays membres de l'Union européenne et j'accompagnai le président du CICR auprès de représentants du Département d'Etat et du Pentagone américains très haut placés. A tous ces interlocuteurs, je présentai le récit réaliste de ce dont j'avais été témoin et de ce qu'on m'avait raconté sur place. Mes propos se terminaient à chaque fois par un appel à l'intervention, car dans un cas aussi extrême de génocide, qui n'avait plus rien à voir avec une guerre, une intervention armée était un moindre mal.

Il ne se passa rien. Oubliés le droit d'ingérence et les discours sur la nouvelle moralité des relations internationales. Les massacres se poursuivirent jusqu'au début juillet. Plutôt que de stopper ce bain de sang, les gouvernements préférèrent le laisser couler, plus abondant encore. Souvent, les interventions militaires extérieures sont hasardeuses et aggravent les situations. Mais, face à une armée en déroute et à des groupes de miliciens en quasi constant état d'ébriété, des centaines de milliers de vies auraient pu être sauvées.Le seul Etat qui fit quelque chose fut la France qui, avec l'ambiguë opération "Turquoise", aida des Hutu à fuir.

Que j'aie été personnellement choqué par ces surdités gouvernementales n'est pas grave en soi, mais l'immobilisme international eut pour conséquence la poursuite de ce gigantesque génocide. Je ne veux pas croire que la leçon ne sera pas retenue.

Paul Grossrieder, La Liberté, 04.2004

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