Diviser le monde entre bons et méchants écrase le droit humanitaire

Interview : Le Fribourgeois Paul Grossrieder se retire après avoir dirigé durant six ans les opérations du Comité international de la Croix-Rouge. Le 11 septembre a changé la donne pour l'organisation.

Enseignant, politologue, diplomate, ancien dominicain, Paul Grossrieder est un homme de terrain. Ancien délégué en Irak, Angola, Afrique du Sud et Israël, il n'a jamais hésité, comme responsable des opérations du CICR, à se rendre lui-même en zones de conflits, au Rwanda, en Afghanistan, en Palestine. Aujourd'hui, il dit en quoi les attentats du 11 septembre ont changé l'action du CICR.

Depuis le 11 septembre, les Etats-Unis sont seuls aux commandes du monde. Quels changements pour le CICR?
Avant la guerre froide, le CICR avait du mal à intervenir du côté du bloc soviétique. Nous n'avons rien pu faire au Vietnam et en Corée. Depuis qu'une hyperpuissance dirige tout, la position du CICR n'est pas plus facile. Parce qu'il doit traiter avec les Etats-Unis aussi de questions qui les concernent au premier chef. Avant, lorsqu'il s'agissait des autres, les USA étaient de fervents défenseurs du droit international humanitaire. Aujourd'hui, ils ont plus de peine à reconnaître qu'une convention humanitaire les concerne. Parce que ces conventions sont souvent en porte-à-faux avec les intérêts sécuritaires primaires des Etats. Mais on devrait pouvoir lutter contre le terrorisme et mener une guerre sans oublier qu'il y a des êtres humains à protéger de tous côtés.

Les Etats-Unis admettent-ils aujourd'hui votre action en faveur de leurs prisonniers islamistes de Guantanamo (Cuba) ou de Bagrame (Afghanistan)?
Nous avons une divergence juridique avec eux sur ce point. Mais il faut reconnaître qu'ils nous laissent agir selon les normes habituelles assez strictes que nous imposons pour la visite des prisons: entretiens sans témoins, répétition des visites, rencontre avec tout le monde...

N'y a-t-il pas le risque que vous soyez une espèce d'alibi? Que l'on vous laisse agir au profit des victimes contre votre silence?
C'est un réel danger que personne ne peut nier. Il faut le minimiser par une grande vigilance. Tout n'est pas en ordre parce que le CICR est là. Dans certains cas, il est de son devoir de rétablir les faits et de confirmer sa présence tout en précisant ce qu'il peut faire et comment, à quelles conditions, avec quels risques de sécurité. Mais il ne faut pas se faire d'illusion: si un pays n'a pas un intérêt politique à la présence du CICR, il ne le laisse pas entrer et travailler. Des gouvernements utilisent la présence du CICR pour se justifier auprès de la Commission des droits de l'homme.

Pour ne pas être utilisé comme alibi, le CICR ne devrait-il pas repartir, parfois?
Nous partons si nos conditions d'action ne sont pas remplies. Si nos délégués n'ont pas la liberté de mouvement voulue. Nous avons quitté l'Ethiopie dans les années 80 après avoir constaté que le principal effet de notre action était de favoriser des déplacements forcés de populations. Nous interrompons également nos missions lorsque nous ne pouvons pas visiter les prisons à nos conditions (Iran). Les autres raisons qui nous font partir sont des raisons de sécurité. Le CICR a quitté le nord-est du Congo depuis que six de ses employés y ont été tués en avril dernier. II a tout stoppé pour les mêmes raisons dans le nord-ouest de l'Ouganda.

En présentant sa guerre contre le terrorisme, le président Bush a parlé de «croisade». Cela ne pose-t-il pas un gros problème au CICR qui doit travailler en terre d'islam avec une croix sur son drapeau?
Ce n'est pas tellement l'emblème de la croix qui nous pose un problème. Néanmoins «la guerre contre le terrorisme» et les déclarations du président Bush sont parfaitement contraires au droit humanitaire qui exclut une vision manichéenne du monde, sa division en blanc ou noir, entre bons et méchants. Le pari du droit humanitaire est bien différent: s'il y a guerre, s'il y a conflit armé, il y a des victimes des différents côtés. Et ces victimes méritent le respect indépendamment de ce qu'elles sont, indépendamment d'actes qu'elles aient pu commettre. Toute personne qui peut être considérée comme un civil dans la guerre a droit à cette protection. Et ce n'est pas son appartenance à l'humanité. Donc il n'y a pas de bonnes et de mauvaises victimes, il y a des victimes et c'est leur qualité de victime qui leur donne droit à la protection. La vision manichéenne que les Etats-Unis tendent de répandre dans le monde aujourd'hui constitue un obstacle à l'application du droit. J'ai été porté ce message à Washington, au Caire, à Rome, auprès de grands leaders islamiques...

Certains d'entre eux ne divisent-ils pas également le monde entre bons et méchants, mais à l'envers ?
Il faut bien reconnaître que cette tendance existe.

Certains pensent que le droit international humanitaire est dépassé face au terrorisme ?
Il ne faut pas que la difficulté des Etats-Unis ou d'autres à pratiquer ce droit depuis le 11 septembre devienne un prétexte pour le critiquer. Trop facile de prétendre que le droit humanitaire est caduc. S'il faut revoir certaines questions, ce n'est pas une raison pour ne pas respecter le droit humanitaire. Au contraire, les Etats-Unis qui sont l'unique hyperpuissance mondiale doivent montrer l'exemple. S'ils refusaient d'appliquer ce droit, ce serait gravissime.

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"Nous avons, au CICR, une opinion éthique contre les bombes nucléaires"

Que les Etats-Unis envoient promener le CICR parce que ce dernier leur a rappelé, en septembre dernier, que l'utilisation de la bombe atomique n'était pas tolérable, ce n'est pas gravissime ça?
Bien sûr que c'est regrettable. En même temps, dans les mémorandums qu'on remet aux Etats quand ils entrent en guerre, nous disons le droit sans porter de jugements moraux. Nous avons en tant que CICR une opinion éthique contre les bombes nucléaires, car elles sont par définitions des armes qui tuent indifféremment un grand nombre de civils et de militaires. De ce point de vue-là, ce sont des armes illicites, contraires au droit humanitaire. Mais les Conventions de Genève ne contiennent rien d'explicite contre les armes nucléaires.

Pour ne pas déplaire aux grandes puissances nucléaires...
Tout à fait. Mais nous nous appuyons sur la plus haute instance juridique en la matière, la Cour internationale de justice de La Haye, qui a affirmé dans un arrêt l'illicité des armes nucléaires. C'est ainsi que nous avons pu rappeler aux Etats-Unis l'interdiction des armes nucléaires en septembre dernier.

C'est quand même étonnant que le CICR, qui est chargé de faire respecter le droit humanitaire en cas de guerre, n'envisage pas la guerre extrême et la plus meurtrière qu'est la guerre nucléaire. Sidérant lorsque l'on voit monter la tension entre l'Inde et le Pakistan à propos du Cachemire.
Le mémorandum à leur intention est prêt et nous attendons le bon moment pour le leur remettre. Il condamne le recours aux armes nucléaires en tirant les leçons de notre mésaventure avec les Etats-Unis d'Amérique.

A l'heure de votre départ, n'avez-vous pas l'impression que le CICR est en danger?
Nous venons d'avoir une réunion avec nos donateurs principaux y compris les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Les messages reçus des hauts fonctionnaires qui tiennent la bourse de ces pays sont rassurants et me prouvent que le CICR que je quitte est en bon état. Malgré les contestations, les difficultés et les obstacles, sa mission unique est reconnue tant par les gouvernements que par les groupes rebelles. Je trouve que notre mission en faveur des victimes est centrale dans le monde d'aujourd'hui. Elle donne juste un peu d'espoir, ou seulement une raison de ne pas désespérer totalement de l'humanité. Tel est l'apport extraordinaire du CICR.
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Le mollah a été contacté

Le terrorisme n'est-il pas en train de vous exclure de sa sale guerre. En Algérie par exemple?
Ce n'est pas d'aujourd'hui que le terrorisme est utilisé comme arme politique, voire de guerre, mais, ce qui est nouveau depuis le 11 septembre, c'est qu'il soit utilisé au niveau stratégique mondial. Jusqu'à présent, il était national.

Que peut le CICR contre ce terrorisme mondial?
Le droit actuel s'applique mais il faut s'interroger sur les mécanismes de sa mise ne oeuvre par rapport à une partie au conflit qui ne respecte rien de l'humanité ou, pire, milite pour son autodestruction. Et il est fort délicat d'approcher de tels acteurs alors que l'autre partie fait pression pour les disqualifier au plus vite en les écrasant par les armes. Avant de quitter l'Afghanistan, nous avons eu des contacts avec al-Qaïda... Pas avec Ben Laden mais avec le mollah Omar que nous avions eu la chance de soigner dans nos hôpitaux au Pakistan. En partie grâce à cela, nous avons travaillé longtemps en Afghanistan alors que les talibans étaient au pouvoir. Nous avons visité tous leurs détenus. Mais l'emploi du terrorisme et de la criminalité à des fins de politique mondiale est en train de tout modifier sur la planète. L'Occident essaie de contrer ce terrorisme nouveau par les armes, toutes sortes de moyens militaires, par l'intelligence. Mais le CICR doit adapter la protection des civils et des blessés à la situation nouvelle créée par le 11 septembre, comme il a assez bien pris, il y a vingt-cinq ans, le virage de la décolonisation (par l'adoption des protocoles additionnels).
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Dur de rompre le silence complice

Paul Grossrieder: pour le CICR, le droit d'assister les populations menacées a son prix.

Pour le chef des opérations du CICR, bientôt à la retraite, pas question pour l'organisation de parler à tort et à travers.

A la fin de la guerre du Golfe, le CICR était le seul témoin d'atrocités commises par les troupes de Saddam Hussein dans les marais de Bassora, le seul témoin aussi d'éventuels massacres d'islamistes par les Américains et leurs alliés afghans dans la citadelle de Mazar-e-Charif En refusant de dénoncer publiquement ces drames qu'il est le seul à connaître, voire d'en parler, le CICR ne s'en fait-il pas le complice?
C'est une question extrêmement difficile pour n'importe quel délégué, qu'il soit dans la hiérarchie ou sur le terrain. Il y a un déchirement pour celui qui est témoin de certaines réalités dramatiques et qui est empêché de témoigner de par son appartenance au CICR. Mais nous devons donner la priorité absolue aux populations et aux individus qui souffrent de situations conflictuelles. Pour les aider, les visiter, conserver notre possibilité d'agir en leur faveur, nous devons parvenir jusqu'à eux. Nous assurer le droit de les assister a un prix: c'est notre silence. Il nous interdit de parler à tort et à travers. Dans le cas de la citadelle de Mazar-e-Sharif, notre délégué sur place a donné des interviews. Mais il est vrai que la discrétion est un peu notre philosophie opérationnelle. Si l'on ne s'y tient pas, on prend le risque de se faire exclure du pays par ceux qui seraient directement montrés du doigt. Et les victimes seraient privées de soutien. Cela dit, la discrétion n'est pas un principe sacré du CICR. La loi du silence n'est pas imposée une fois pour toutes. Notre doctrine veut que l'on essaie de prévenir les autorités et de régler certains problèmes avec elles, sans les épargner. Si on n'y arrive pas et que toutes les possibilités discrètes et bilatérales sont épuisées, nous pouvons avoir recours à une communication publique, dans la mesure où les victimes dont nous nous occupons n'en subissent pas les représailles. Le CICR est resté sur place durant tout le génocide du Rwanda et Philippe Gaillard, un Valaisan bourru qui n'ouvre jamais la bouche, notre délégué sur place, était pratiquement l'une des seules sources de la presse internationale. Il a été un modèle de communication et personne ne lui a jamais reproché d'avoir trop parlé. Cela prouve que la communication est possible même dans la tragédie.

Le CICR est en Israël depuis des décennies et la violence n'a cessé d'y croître...
Nous avons été assez clair sur ce qui se passe dans ce pays. Quand les choses vont vraiment trop loin, que nos démarches restent sans effet, nous nous exprimons publiquement. Egalement lorsque nous estimons agir ainsi dans l'intérêt des victimes. D'ailleurs, nous avons reçu des piles d'e-mails et de lettres de protestation de la communauté juive après nos mises en garde à Israël. De Suisse aussi.

Que s'est-il passé?
Notre délégué en Israël a dénoncé des crimes de guerre. Au niveau du siège du CICR à Genève, on a déclaré qu'une telle terminologie ne pouvait pas être utilisée à l'encontre d'Israël. Quant à moi, j'ai été plusieurs fois sur le terrain depuis l'automne dernier. A mon retour, j'ai dit ce que j'ai vu. J'ai rappelé que les colonies d'implantation sont illégales. J'ai expliqué les conséquences dramatiques du couvre-feu prolongé sur la vie des Palestiniens. J'ai souligné les difficultés, auxquelles sont exposés les délégués du CICR travaillant sur le terrain. J'ai déclaré qu'on pouvait reprocher à Israël de graves violations des Conventions de Genève. On peut l'affirmer sans être pro-palestinien. On doit le dire sans nous transformer en juges. Le CICR n'est pas le Tribunal pénal international de La Haye, même s'il a beaucoup soutenu la création de ce dernier.

Avez-vous également condamné les attentats palestiniens?
Oui, je les ai jugées gravissimes. Ils sont inacceptables parce qu'ils visent des civils sans discrimination. Ces actes sont parfaitement interdits par le droit humanitaire. J'ai vu Arafat en automne et je le lui ai dit. Il l'admet d'ailleurs et estime qu'il est politiquement stupide de poursuivre sur cette ligne.

Mais le CICR ne devrait-il pas quand même améliorer sa communication?
Oui, il le faut. Et dans la nouvelle direction il y a une direction de la communication. Dotée de certains moyens. Mais c'est un défi énorme. Pourquoi? Parce que malgré notre devoir de discrétion, entre la richesse des informations que nous détenons du fait de notre présence sur le terrain et la pauvreté de notre action en communication externe, il y a un fossé qui ne cesse de m'inquiéter.

Le CICR ne devrait-il pas permettre à ses délégués de confirmer à la presse l'existence de tragédies auxquelles ils ont assisté, quitte à ce que le nom du CICR et celui des délégués ne soient pas mentionnés?
Là, il me semble que oui. Je trouve qu'une confirmation discrète qui n'apparaît nulle part est pensable.
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Le pire n'est-il pas présent quand des armées "bombardent" des secours?

Sur le plan humanitaire, le CICR doit affronter une concurrence toujours plus rude...
Mieux maîtriser la coordination entre les différents acteurs humanitaires est un énorme défi pour le CICR. On s'est amélioré dans ce domaine, mais ça n'est pas encore l'idéal. Mais que de pain sur la planche! Prenez le Kossovo où travaillaient plus de 400 ONG.

Le pire n'est-il pas de voir les armées larguer des secours après les bombes?
Bien sûr. Il faut éviter la confusion des acteurs. Ces armées qui se lancent dans des opérations de secours faussent complètement l'image de l'humanitaire. Les populations civiles ne savent plus où elles en sont.

Mais la coordination...
Tout en gardant nos identités respectives, la coordination devrait être beaucoup plus sérieuse, qu'elle soit le fait du CICR ou d'agences onusiennes. Elle seule permet d'éviter que l'humanitaire ne se transforme en grand marché, en business. La difficulté de la coordination vient du fait que les uns et les autres arrivent sur le terrain avec des approches opérationnelles contradictoires. Impossible! Donc on fait tout un travail de préparation. On essaie de se mettre d'accord sur un angle d'approche au moins similaire avec les grandes organisations humanitaires européennes. Par ailleurs, et j'en suis très fier, nous avons très nettement amélioré nos relations avec la fédération des sociétés nationales de Croix-Rouge. Depuis mon arrivée au CICR en 1984, j'ai connu toutes les situations avec la Fédération, y compris la guerre ouverte. Aujourd'hui, nous travaillons ensemble. En Israël par exemple, le délégué de la Fédération mondiale oeuvre pratiquement dans la délégation du CICR.

Mais vos relations avec la Croix-Rouge israélienne, qui s'appelle le Bouclier de David et n'est toujours pas reconnue par le mouvement mondial, elles, sont loin d'être bonnes...
Ne m'en parlez pas. C'est l'horreur. C'est un gros défi dont les retombées sur le mouvement peuvent être catastrophiques. Il est impossible à régler tant que la situation est ce qu'elle est au Moyen-Orient. Parce que toutes les sociétés nationales arabes refusent évidemment de reconnaître de Bouclier de David.
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Le terrorisme accroît fortement les risques

Paul Grossrieder le dit tout net:" Le terrorisme à grande échelle accroît fortement les risques encourus par les délégués du CICR. Il l'aggrave d'autant que les terroristes méprisent les acteurs humanitaires. Les problèmes de sécurité prennent donc de l'importance même si le CICR a fait d'énormes progrès en la matière en créant une cellule de sécurité dirigée par un spécialiste, Philippe Dind. Des professionnels y travaillent et ils ont obtenu des résultats extraordinaires."

Respecter les principes
Mais il ne suffit pas de développer la sécurité sur le terrain. L'ancien patron charmeysan du CICR explique son credo. Il n'y a pas de sécurité sans travail de prévention:" Le plus difficile, c'est de faire entrer dans la tête de nos partenaires la conviction qu'il faut respecter les principes du droit humanitaire. Et je ne parle pas tellement des victimes que des responsables politiques, des militaires, des rebelles. Il faut expliquer à tous ces gens qui pensent que la guerre peut leur rapporter quelque chose que, cette guerre, on ne peut pas la faire n'importe comment. Cela, c'est tout le domaine primordial de la prévention par la diffusion des principes humanitaires. Il faut démonter sur le terrain que ce respect apporte énormément aux êtres humains, concernés et permettra, demain peut-être, une reconstruction des relations entre des ennemis."

Permettre des contacts
"Quand on voit les difficultés qu'il y a aujourd'hui en Bosnie à recréer la confiance, je pense que c'est plus facile pour des gens qui ont pu évaluer l'importance qu'il y a à permettre des contacts entre les camps ennemis par l'intermédiaire du CICR."


Roger de Diesbach, La Liberté, 29.07.2002
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