Lutte contre la faim : l'appel de la FAO.

Entretien avec Jacques Diouf, son président, il réclame un changement des méthodes et des objectifs.

 

Le deuxième Sommet alimentaire mondial débute ce matin à Rome et se prolongera jusqu'à mercredi. Jacques Diouf, le président de l'Organisation mondiale pour l'agriculture et l'alimentation (FAO), reconnaît le demi-échec du précédent programme de lutte contre la malnutrition décidé en 1996. II dénonce le manque de volonté politique des gouvernements, au Sud par laxisme et au Nord par protectionnisme.

Quel bilan dressez-vous six ans après le Sommet mondial de l'alimentation de 1996 qui s'était fixé pour objectif de réduire de moitié la malnutrition dans le monde d'ici à 2015 ?

Un bilan... mitigé. D'un côté, des progrès réels ont été accomplis puisque le nombre d'êtres humains souffrant de la faim diminue de six millions par an. De l'autre, cet effort reste insuffisant puisqu'il faudrait que la diminution concerne vingt-deux millions de personnes par an pour atteindre l'objectif fixé en 2015. Le problème fondamental, c'est d'abord d'accorder la priorité à la lutte contre la faim au niveau des politiques nationales et internationales. Cela implique de dégager des ressources financières adéquates. Or les ressources destinées au secteur agricole ont diminué de 43 % en termes nominaux entre 1990 et 1999. Les prêts à l'agriculture de la Banque mondiale et des banques régionales de développement ont diminué de 40 %. Quel économiste sérieux dirait qu'on va développer un secteur en diminuant les investissements financiers qui lui sont affectés !

La malnutrition est la conséquence de ce manque de volonté politique sur la priorité du secteur agricole. C'est d'autant plus paradoxal que 70 % des pauvres sont des ruraux et que leur unique moyen de subsistance est l'agriculture.

Comment expliquer cette tendance des gouvernements à sacrifier leur agriculture ?

En premier lieu un grand nombre de pays consacrent une part insuffisante à l'agriculture dans leurs budgets nationaux. Ensuite, dans les pays développés, la faim n'est pas un sujet médiatique. De quoi parlent leurs médias ? De lutte contre le terrorisme et le trafic de drogue, de la situation financière internationale, du contrôle de l'immigration. La faim, elle, a le double défaut d'être silencieuse et de requérir beaucoup de temps pour être vaincue. Elle ne se combat pas de manière spectaculaire.

Les institutions financières ont-elles aussi leur part de responsabilité ?

Certainement. Financer un programme touchant des millions de petits producteurs dispersés à travers le monde demande un travail important, des coûts de préparation du projet, sans certitude d'un retour sur l'investissement. La mode joue également : on a d'abord donné la priorité aux projets locaux. Puis on s'est entiché de macro-économie, de grands équilibres budgétaires, de balances de paiement, de démocratie ou plus récemment de santé et d'éducation. Mais dites-moi : comment peut-on être en bonne santé si on ne mange pas à sa faim ? Comment peut-on aller à l'école le ventre creux ? Une fois encore, on inverse les priorités. Sans politique d'alimentation, comment espérer rendre les êtres humains capables, au plan physique et au plan cérébral, de devenir des acteurs efficaces du processus productif, du développement économique et social de leur pays ? Cela paraît évident, mais ça ne l'est pas, car depuis la révolution agraire de Zapata au Mexique au début du XXe siècle, aucun gouvernement n'est tombé du fait d'une jacquerie de paysans venus réclamer leur dû.

Au cours du sommet, prendrez-vous position dans le débat Nord-Sud sur les subventions agricoles et l'opportunité de libéraliser les échanges mondiaux de produits alimentaires ?

Je sais que l'adoption de la nouvelle loi agricole américaine a fait réagir de nombreux pays du Sud, et je le comprends. Les subventions, qu'elles soient américaines ou européennes, étouffent le développement agricole des pays pauvres. En plus, elles sont injustes, car elles empêchent les pays du Sud de profiter de la libéralisation du commerce mondial en excluant du jeu les seuls produits où ils ont un avantage par rapport au Nord. Même si elle peut parfois avoir des excès, je suis pour la libre concurrence en agriculture. Dire que ce secteur doit être une exception est un abus d'influence des pays du Nord, une nouvelle forme d'exploitation du Sud, l'expression d'une domination insupportable. Si les Occidentaux veulent vraiment lutter contre la faim dans le monde, qu'ils commencent donc par l'essentiel : conformer leurs politiques agricoles aux règles mondiales qu'ils ont eux-mêmes instaurées. D'autant qu'à moyen terme, développer l'agriculture du Sud est dans l'intérêt du Nord : cela permettrait de transformer 800 millions de mal nourris en 800 millions de consommateurs... un marché en croissance exponentielle !

Après l'échec de 1996, qu'allez-vous proposer de nouveau cette année pour améliorer l'alimentation dans le monde ?

Nous proposerons d'élaborer des programmes au niveau des communautés de cultivateurs, éleveurs, pêcheurs, en mettant l'accent sur les petits ouvrages réalisés avec la main-d'oeuvre locale. En utilisant des méthodes simples, bon marché, ne requérant ni moteur ni technologie compliquée. En lançant des actions d'intensification des cultures : semences améliorées, systèmes de nutrition intégrés, fertilisation organique et chimique, lutte biologique intégrée contre les maladies animales et végétales sans trop utiliser de pesticides, technologies pour diminuer les pertes après récoltes qui détruisent souvent 40 à 50 % des moissons. En diversifiant la production alimentaire par de la volaille et la petite aquaculture qui permettent d'avoir des protéines. En améliorant la trésorerie des petites exploitations pour leur permettre de subvenir à leurs besoins pendant les trois ou quatre mois de soudure avant la récolte. Nous avons aussi fait appel à la coopération Sud-Sud, dans le cadre de contrats de solidarité.

Nous avons testé cette technique avec succès pour le programme de la province chinoise du Shehshuan. En mars dernier, le gouvernement chinois a décidé de l'étendre à l'ensemble du pays, en commerçant par les régions occidentales. De tels programmes visent à élaborer des politiques agricoles encourageant l'investissement agricole en tenant compte des contraintes d'infrastructures, du crédit aux transports, des marchés. Ils doivent faire l'objet de plans à moyen terme qui sont ensuite présentés aux institutions de financement, nationales, régionales ou internationales.

En dehors des changements de méthodes, la FAO va-t-elle annoncer des réorientations d'objectifs ?

Nous n'avons pas l'intention de changer de cap, mais nous souhaitons cette année mettre l'accent sur la maîtrise de l'eau. Son absence a souvent été la cause des échecs que nos programmes ont pu rencontrer. En Afrique, seulement 7 % des terres arables sont irriguées. Au sud du Sahara, cette proportion passe à 4 %. En Afrique de l'Ouest à 1 %. Comment développer une activité sur des terres qui, à 99 %, ne comprennent pas le facteur principal qu'est la maîtrise de l'eau ? En Asie, 36 % des terres sont irriguées. Cela permet d'investir avec de bonnes chances d'un retour.

L'exemple du Maroc le prouve bien. Ce pays a mené une politique courageuse dans des conditions qui n'étaient pas faciles, sans le soutien international. Aussi au Burkina Faso ou au Ghana où la production agricole est passée de 1 900 à 2 600 kilocalories par habitant en dix ans.

Malnutrition : 600 millions de personnes touchées

Un être humain meurt de faim sur la planète toutes les quatre secondes, 24 000 par jour. Les individus souffrant de malnutrition se chiffrent à plus de 600 millions. En Afrique australe, le spectre des famines menace à nouveau treize millions d'individus.

Ces chiffres, dramatiques, seront au centre du deuxième sommet alimentaire mondial qui débute ce matin à Rome et se prolongera jusqu'à mercredi. Un sommet qui sera ouvert par Kofin Annan, le secrétaire général de l'ONU. Plusieurs dizaines de chefs d'État, de gouvernement et de ministres de l'Agriculture sont attendus à ces assises, placées sous l'égide de la FAO.

Il y a six ans, le premier sommet alimentaire s'était fixé pour objectif de parvenir à diviser par deux d'ici à 2015 le nombre d'êtres humains touchés par la malnutrition qui affectait alors 800 millions de personnes. Cet objectif pourtant modeste est encore loin d'être atteint. La FAO a déjà évalué à vingt-quatre milliards de dollars par an l'effort qui sera nécessaire pour y tendre.

En marge du sommet, les ONG ont décidé de réunir, jusqu'à jeudi, un contre-forum où elles élaborent des stratégies alternatives. Samedi, quelque 12'000 personnes, selon notre décompte, venues des quatre coins du monde, ont manifesté pour « le droit à ne pas mourir de faim ». En tête du cortège coloré, José Bové expliquait : « La communauté internationale doit condamner le dumping des produits agricoles et permettre aux productions du tiers-monde d'accéder librement aux marchés développés. J'attends du sommet de Rome qu'il proclame le droit de chaque peuple à la souveraineté alimentaire, ce qui implique de revoir les règles imposées par l'Organisation mondiale du commerce. »


B. Mathieu de Heaulme et Richard Heuzé, Le Figaro économie, 10.06.s2002
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