La famine qu'on ne voulait pas voir

Alors que les Angolais crèvent de faim, l'ONU et Médecins sans frontière se querellent.

Après trente ans de guerre civile, l'Angola vit une des plus graves crises alimentaires de son histoire. Plus de trois millions de personnes sont menacées par la famine. La faute en partie à l'ONU qui a tardé à réagir, estime Médecins sans frontières (MSF). Décryptage d'une bisbille humanitaire.

Assis devant sa hutte, Feliciano, 54 ans, attend le retour de sa femme. Elle est allée troquer du charbon de bois au marché contre un peu de nourriture, raconte-t-il, alors qu'un vent frais souffle sur le camp de déplacés de Chissindo, dans les alentours de Kuito, la capitale de la province de Bié au centre de l'Angola.
Plus de 20'000 réfugiés de la guerre civile, qui s'est terminée en avril, y survivent ("La Liberté" du 5 juillet) alors que la famine les menace comme trois millions d'autres Angolais. "Ce qu'elle trouve ne nous suffit pas", poursuit cet homme au visage fatigué et émacié, qui a perdu sa jambe gauche sur une mine il y a quelques mois. "Mais au moins, nos deux derniers enfants ont quelque chose dans l'estomac." Trois autres n'ont pas eu cette chance.

Coup de gueule
Comme les 130'000 réfugiés de Kuito, Feliciano et sa famille pourraient rejoindre tout prochainement la longue liste des victimes de la faim, alors qu'au centre-ville, les dépôts de nourriture que le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies a fait construire en toute hâte attendent encore d'être remplis.
Rageant? Assez en tout cas pour que Morten Rostrup, le président du conseil international de Médecins sans frontières (MSF), lance un pavé dans la mare humanitaire internationale. Dénonçant la lenteur inadmissible et scandaleuse de l'ONU lors d'une conférence de presse tenue à Luanda, il l'a accusée également d'avoir minimisé la crise alimentaire qui a fauché 70 % des enfants de moins de cinq ans dans certaines régions.

Des rations réduites
Le lendemain, les Nations Unies lui renvoyaient la balle en parlant d'attaques "injustes et infondées. "Si nous n'avons pas pu répondre à tous les besoins jusqu'à présent, c'est que nous n'en avons pas les moyens", répètent depuis les responsables onusiens. La faute aux donateurs qui sont plus lents que prévu, assurent-ils. Au point d'ailleurs que le PAM en est réduit à partager ses rations mensuelles de maïs, d'huile, de lentilles et de sel entre un plus grand nombre de bénéficiaires. "Les familles qui reçoivent de l'aide ne touchent plus que 20 kg de maïs et trois litres d'huile", dénonce une employée de MSF tandis que le PAM ne reconnaît cette réalité qu'à demi-mot. "C'est largement insuffisant pour assurer leur survie. " Pas étonnant dans ces conditions que de plus en plus d'adultes soient soignés pour de graves malnutritions, constate une infirmière rencontrée à Kuito.
Au-delà des bisbilles entre humanitaires, l'attitude de l'ONU en a surpris plus d'un dans cette crise, même dans ses propres rangs. Ainsi certains employés onusiens ne cachent pas qu'ils n'ont pas compris l'immobilisme de leur hiérarchie devant l'horreur de la situation, tout en fustigeant l'arrogance de MSF, qui veut passer pour le sauveur de l'Angola. "Alors que nous aussi, nous travaillons pour sortir ce pays de l'ornière", remarque l'un d'eux.
Il a fallu attendre en fait le coup de gueule du patron de MSF, plus de trois mois après la découverte de l'ampleur du désastre en avril, pour que l'ONU lance son premier appel à l'aide internationale, en demandant 200 millions de francs.... Or, cette somme est déjà jugée insuffisante pour couvrir tous les besoins. Et à la fin de juin, les pays donateurs n'avaient promis que le tiers de cette somme. Un nouvel appel de 160 millions devrait être lancé dans quelques jours, glisse-t-on dans les couloirs onusiens de Genève, tout en ajoutant qu'on ne peut officiellement pas parler de "tensions" avec MSF.

Nourriture politique
Comment expliquer l'attentisme onusien? Un journaliste angolais basé à Luanda a sa petite idée. Pour lui, si l'ONU n'a pas réagi assez rapidement, ce n'est pas uniquement parce que le terrain n'était pas suffisamment sécurisé ni que le Gouvernement angolais n'avait pas réclamé une intervention d'urgence: "Il y a eu des raisons purement politiques", assure-t-il. Piquées dans leur estime de ne pas avoir été invitées à participer au processus de paix angolais, les Nations Unies auraient voulu s'y inviter grâce à leur aide. "C'est un évident marchandage nourriture contre processus de paix", confirme un humanitaire. "Ce n'est pas pour rien que les principaux responsables des agences onusiennes ont fait un crochet par Luanda ces derniers temps pour rencontrer le gouvernement." Pour d'autres observateurs, l'ONU en aurait eu aussi assez de dépenser des millions de dollars dans un pays qui pourrait assumer lui-même son aide humanitaire grâce aux fortunes qu'il retire de la vente de son pétrole et de ses diamants. Elle aurait voulu ainsi pousser le Gouvernement angolais à assumer une partie des frais, tandis que d'autres Etats d'Afrique australe, bien plus pauvres que l'Angola, ont eux aussi besoin d'une aide alimentaire d'urgence.
"Il y a effectivement de quoi se poser des questions quand on pense que Luanda consacre 60 millions de francs pour nourrir ses populations alors que le gouvernement annonce un budget annuel de six milliards de francs", analyse un responsable de MSF de la capitale. "Mais une situation d'urgence n'est jamais le bon moment pour parler de ces choses-là. Seules les victimes comptent dans ce cas. "

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Un système de santé dépendant des ONG
Malgré quelques impacts de balles et d'obus encore visibles sur ses murs, l'hôpital provincial de Kuito a repris des couleurs depuis le cessez-le-feu du mois d'avril. Une bonne partie de ses quatre bâtiments d'un étage viennent d'être repeints en rose et en jaune. Reste que sans l'aide des ONG occidentales, MSF en tête, l'établissement de 400 lits, un gros bateau pour le pays, serait une coquille vide. Il n'aurait ni médicaments, ni instruments de médecine. Et les 5'000 patients qui y défilent en moyenne chaque mois ne pourraient compter que sur la bonne volonté d'un seul médecin et d'un personnel soignant payé avec des mois de retard...
"Nous avons la nette impression que le gouvernement se décharge sur nous pour soigner la totalité de sa population", confie un médecin européen croisé à Kuito, qui ironise sur l'empressement de ses collègues angolais de rentabiliser leurs études en se faisant payer à prix d'or en restant dans la capitale, Luanda. "En tout cas, on n'en voit pas beaucoup à nos côtés alors que le travail ne manque pas." La pilule est d'autant plus difficile à avaler, expliquent certains humanitaires, que le gouvernement a les moyens de se payer une guerre grâce aux coquets revenus qu'il tire du pétrole.
Pour Frédéric Meylan, responsable de la mission suisse de MSF dans le pays, l'Angola n'aurait tout simplement plus de système de santé sans la dizaine d'ONG qui y travaillent: "Depuis 20 ans, nos organisations le tiennent à bout de bras. " Et de citer l'exemple de Mavinga, petit bourg dans le sud du pays, où MSF vient d'ouvrir une mission d'urgence. "Nous n'y avons trouvé que les murs. Il n'y avait pas de fenêtres, pas de médicaments et un personnel hospitalier insuffisant. La guerre a tout détruit. " Pas étonnant dans ces conditions que l'espérance de vie d'un Angolais ne dépasse pas 38 ans et que la poliomyélite, une maladie pourtant éradiquée dans le monde, y contamine plus de 1000 personnes par an. Triste record...

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L'irritation de Luanda
L'ONU n'est pas la seule à avoir eu droit aux foudres de MSF dans la gestion de la crise angolaise. Le Gouvernement de Luanda en a pris également pour son grade, lorsque Morten Rostrup, le président du conseil international de MSF, l'a accusé de "négligence criminelle" et de ne pas se soucier de ses populations. On aurait pu s'attendre à une réponse cinglante de l'Etat africain. Il n'en fut rien. Aucune réaction officielle mis à part une interview d'un ministre à la radio nationale, durant laquelle il remarquait que MSF y allait un peu fort, mais qu'il comprenait la gravité de la situation et qu'il remerciait l'ONG du travail qu'elle effectue sur le terrain : "C'est la preuve que le gouvernement s'en fout", analysait un expatrié rencontré à Kuito. En réalité, l'attaque de MSF a profondément irrité le gouvernement, selon une source diplomatique. Au point que Luanda a pensé renvoyer le trublion à ses chères études et mettre ainsi fin à une vingtaine d'années de travail sur le terrain. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Cela aurait fait mauvais genre, répond ce même diplomate. "Et surtout, cela aurait donné le beau rôle à MSF, qui serait passé pour un martyr au niveau international."


Patrick Vallélian, La Liberté, 12.07.2002
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