Le monde de la guerre.

En anglais et sous forme d'abécédaire, "Crimes of War" retrace admirablement l'histoire des conflits de la seconde moitié du XXe siècle.

On croyait que la leçon avait été apprise. On croyait, au lendemain du deuxième conflit mondial, que l'on avait tiré quelques enseignements. On s'était armé pour ne plus revivre certains des cauchemars d'hier: camps de concentration, génocide, transferts massifs de population, bombardements aveugles, etc. On avait voulu codifier un minimum de règles, introduire un peu de civilisation dans ce qui reste une manifestation de barbarie, la guerre. Le Tribunal de Nuremberg, chargé de juger les criminels nazis, a défini la notion de crime contre l'humanité ; une convention sur le génocide a été signée en 1948. Les quatre conventions de Genève d'avril 1949 s'efforcent de définir une manière de droit de la guerre ; elles ont été actualisées par un protocole additionnel en 1977.

Tout cela fut fait en vain, très largement. Sur les théâtres périphériques de la guerre froide, de l'Asie au Proche-Orient en passant par l'Afrique et l'Amérique latine, les guerres, petites et grandes, ont pullulé. Et toutes ont connu leur lot de massacres, de crimes de guerre, de violations systématiques des conventions de Genève. Les années 70 furent celles du génocide cambodgien; 1994, celui du Rwanda. Deux ans auparavant en Bosnie, à Logor Ttnopolje, Omarska, Kereterm,les Serbes avaient rouvert des camps de concentration et, au nom de l'« épuration ethnique », procédé à des transferts de force, massifs, de populations. La fin de la guerre froide libérait à son tour haines, nationalismes exacerbés, conflits ancestraux et ravivés à dessein.

La leçon n'avait pas été apprise. En 398 pages de textes et photos, un ouvrage admirable, Crimes of War, What the Public Should Know (Crimes de guerre, ce qu'il faut savoir), retrace l'histoire des guerres de la seconde partie du siècle. Itinéraire de sang et de terreur compilé sous la direction de deux Américains, le journaliste Roy Gutman et l'écrivain David Rieff. Les horreurs des années 70, 80 et 90 ont mobilisé les sociétés civiles, observent-ils. Aux dépens du principe de la souveraineté des Etats,cette vache sacrée de la scène internationale, s'est affirmé un droit, sinon un devoir, d'ingérence. Un deuxième tribunal pour juger les crimes contre l'humanité, après celui de Nuremberg, a vu le jour, sous l'égide de l'ONU

le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY), doublé d'un autre pour le Rwanda. Ils installent une jurisprudence. Elle complète ce qui a été fait au lendemain de la deuxième guerre mondiale et l'ensemble constitue un droit humanitaire international en formation.

C'est ce corpus que présente l'ouvrage, sous forme d'abécédaire - de A, pour Act of war, acte de guerre, à W, pour War crimes, crimes de guerre. Droits des combattants, droits des prisonniers de guerre, statut des populations civiles, notions de génocide, crimes de guerre, crimes contre l'humanité, tortures, armes prohibées, etc. : un groupe de juristes, pour les textes, et de journalistes (parmi lesquels deux de nos collaboratrices, Florence Hartmann et Nicole Pope), pour l'observation sur le terrain, décline ce monde de la guerre. La pratique et le droit, afin que celui-ci soit à la portée du plus grand nombre et échappe aux seuls spécialistes. Crimes of War - qui mériterait une traduction française doit devenir le Vademecum de tous ceux qui se battent pour que la défense des droits de l'homme ne relève pas seulement de l'incantatoire.

Alain Frachon

 

Rwanda de silence et de peur.

Après le génocide de 1994, Philip Gourevitch a silonné le pays pour tenter de comprendre. Reportage exceptionnel et analyse politique.

Le Rwanda est une histoire de fous, dit-on. De fous, ou de bons et de méchants, selon les interlocuteurs. Ou encore: « Ce n'est pas une histoire de bons et de méchants. C'est une histoire de méchants. Un point c'est tout», dit un professeur d'université belge. Le Rwanda, c'est une histoire de Rwandais, qui ne sont pas forcément fous, ni bons ou méchants, rétorque Philip Gourevitch.

L'auteur, journaliste au New Yorker, a sillonné ce Rwanda d'après le génocide, ce pays de silence et de peur. II a recueilli les confidences de centaines de Rwandais, s'est entêté à comprendre et à analyser les causes et les conséquences de la tragédie. Patiemment, il a tenté de débusquer une « vérité » dans un monde où d'autres se résignent à ne voir que des luttes tribales séculaires et de la sauvagerie obscure. Philip Gourevitch offre d'abord la parole aux survivants du génocide qui, en cent jours, d'avril à juillet 1994, a provoqué l'élimination de près d'un million de Tbtsis rwandais, et des Hutus opposés à l'idéologie raciste. I1 décrit la communauté tutsie traumatisée, apeurée, d'un pays singulier où « ce n'était pas la mort mais la vie qui semblait un accident du destin ». Il étudie la montée de la haine orchestrée avant le génocide par les extrémistes entourant le président Juvénal Habyarimana, il raconte les journées dramatiques du carnage, du « travail », comme disaient les chefs hutus, il s'arrête sur une vie brisée, un discours politique, une bataille oubliée, afin de tisser la toile de l'Histoire. Il rencontre au Zaïre et aux Etats-Unis des responsables du génocide, entend leurs dénégations et leurs justifications. Puis il revient au Rwanda, encore et toujours, durant plus de trois ans, boit des bières à Kigali et parcourt les provinces.

Il y a dans le Gourevitch de ce livre plus d'un journaliste. Si le reporter est en première ligne, le témoin engagé et l'analyste politique ne sont jamais loin. Au fil des jours et des promenades, il remarque fort justement l'absence de chiens dans les villes et les villages. « Les Africains aiment autant les chiens que le reste de l'humanité. L'absence totale de ces animaux au Rwanda me rendait donc très perplexe. » Il enquête et conclut que les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) ont abattu les chiens au fur et à mesure qu'ils se sont emparés du pays, pour une simple raison : les chiens dévoraient les cadavres. Les chiens, ultimes profiteurs du génocide, ont ainsi disparu du Rwanda, et les soldats du FPR furent aidés dans cette tâche par des « casques bleus » étrangers. Amèrement ironique, l'auteur conclut que, « après s'être demandé des mois durant si les troupes de l'ONU savaient tirer, puisqu'elles ne se servaient jamais de leurs excellentes armes pour empêcher le massacre des civils, les Rwandais découvrirent ainsi que c'étaient d'excellents tireurs ».

Les entretiens avec Paul Kagame, le chef du FPR devenu le maître du pays après le génocide, sont plus troublants. Passionnants, sans aucun doute, surtout parce que l'homme rencontre peu de journalistes et conserve le culte du secret de ses années de guérilla. L'auteur peine cependant à ne pas être séduit par le chef de guerre, peu réputé pour son goût pour la défense des droits de l'homme. Désireux de raconter le plus justement le génocide, le journaliste aborde sans faire preuve d'une rigueur identique les problèmes de la région des Grands Lacs, et notamment les tueries par l'armée rwandaise de réfugiés hutus en 1996 au Congo-Zaïre. Il voit en Kagame un maître d'oeuvre de la réconciliation future entre Hutus et Tutsis. C'est peut-être vrai, c'est loin d'être sûr. Et il raconte par ailleurs avec humour avoir été prévenu par un visiteur du soir: « Nous mentons. Nous vous répétons indéfiniment les mêmes petites choses, sans rien vous dire en réalité. Même entre Rwandais nous mentons. Nous avons l'habitude du secret et de la suspicion. Vous pouvez rester ici une année entière, et vous ne saurez toujours pas ce que pensent ou font les gens d'ici. »

Sur le génocide, Philip Gourevitch traque avec talent les petits arrangements avec la réalité et retrace implacablement l'enchaînement des faits, à partir d'histoires vécues et de témoignages directs. Son livre est un sublime reportage sur le dernier génocide d'un siècle qui avait promis « Plus jamais ça ! » et qui n'a vu personne sourciller lorsque l'enfer s'est abattu sur le Rwanda. Un récit capital pour éclairer « une histoire de fous ».

Rémy Ourdan

 

Kosovo : critique de la raison militaire

Cédrick Allmang, Daniel Bensaid et Paul Virilio dressent un bilan négatif de l'opération Force alliée et mettent en cause la manière dont les puissances occidentales ont conduit l'intervention.

Fallait-il bombarder la Serbie et le Kosovo pour protéger la population d'origine albanaise contre les actions meurtrières des forces de Slobodan Milosevic ? Amorcé dès le commencement des frappes de l'OTAN, le débat s'est développé quand un premier bilan a pu être dressé.

Pour Cédrick Allmang, la guerre du Kosovo « laisse une impression d'immense gâchis ». Pourquoi ? Parce qu'elle avait pour but d'empêcher une catastrophe humanitaire et que celle-ci a pourtant eu lieu. Il y eut donc erreur de conception : « La stratégie était bonne pour écraser la Serbie, non pour stopper les troupes serbes au Kosovo. » Fallait-il donc renoncer à venir en aide aux Albanais du Kosovo ? Non, répond l'auteur, mais « il fallait s'interposer ». Plutôt que d'accepter la bataille sur le terrain, « on a préféré un ersatz de guerre, une guerre de cache-cache, une guerre d'image, une guerre du "zéro mort", un masque de guerre » . Or, lorsqu'on se donne pour principe d'épargner la vie des militaires, « on le fait aux dépens des civils », explique Cédrick Allmang, et dans le même temps, en décidant de soustraire les soldats au risque du combat, qui fonde leur honneur, « on fabrique une armée de criminels»: faire tomber les «masques de guerre», c'est donc rompre avec cette « déresponsabilisation collective dissimulée sous divers déguisements, dont celui du droit.

Adversaire de l'opération Force alliée, c'est le masque de l'éthique que dénonce pour sa part Daniel Bensaïd. L'éthique, selon lui, sert d'abord à occulter les principales raisons de l'intervention: géostratégiques (isoler la Russie, sauver la crédibilité de l'OTAN) et économiques (contrôler les flux pétroliers, défendre les intérêts de l'industrie d'armement). Elle permet ensuite de justifier « toutes les libertés prises envers le droit» (violation des chartes de l'ONU et même de l'OTAN): « En droit (y compris en droit de la guerre), il y a, comme en politique, des mesures, des échelles, des proportions » dont s'accommode mal « l'absolu éthique ». Contre cette « dissolution du droit donc l'éthique », l'auteur plaide pour que soit maintenue la nécessaire « tension » entre « loi écrite » (le droit positif) et « loi orale » (la voix de la conscience).

Cette tension, « durable et inévitable », est aussi à la base d'un ordre international plus juste, qui refuserait à la fois de sacrifier les droits de l'homme à la raison d'Etat et de « laisser les puissances dominantes déterminer unilatéralement l'intérêt commun ». Pour Daniel Bensaïd, l'OTAN, « volet militaire de la contre-réforme libérale », ne saurait en aucune façon incarner la « communauté internationale ». Seule l'ONU, quoique «prise entre (e marteau militaire de l'OTAN et l'enclume économique de l'Organisation mondiale du commerce », peut prétendre en représenter « un embryon imparfait ».

Selon Paul Virilio, la guerre du Kosovo a marqué, au profit des seuls Etats-Unis, non seulement la fin de la « politique de coalition » de l'ONU, mais aussi celle de la «guerre de coalition » de l'OTAN

«Nous avons assisté, écrit-il, à un putsch mondialiste, c'est-à-dire à une prise de pouvoir par un groupe armé anational (l'OTAN) échappant au contrôle des nations démocratiques (l'ONU). » Toutes les « arguties juridiques » ne sont, dit-il, qu'un « matériel de déception », c'est-àdire de désinformation, pour masquer la rupture de « l'apparente équité » entre les pays. L'ambition hégémonique de l'Amérique est désormais sans limites. Elle repose sur une nouvelle dissuasion, « à la fois cybernétique et aérospatiale », qui devrait rendre définitivement caduc l'ordre ancien.


Thomas Ferenczi - Le Monde, 24 décembre 1999
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