La vie a repris au Rwanda, mais chaque rencontre renvoie au génocide de 1994

Sept ans déjà que le génocide endeuillait le Rwanda. En surface, le pays a pansé ses plaies. Mais la méfiance est partout, comme la souffrance. Même le silence a quelque chose d'assourdissant.

C'est vers un pays des ombres que s'aventure le visiteur au Rwanda. Oser un regard sur ce pays implique nécessairement un retour aux faits, aux « sources du mal», au risque de devenir soi-même ombre pâle parmi les ombres. Les premiers pas sont chancelants, toute parole qui rôde inquiète et les silhouettes des passagers du vol Nairobi-Kigali ont quelque chose de suspect. Le petit avion qui survole l'immensité du lac Victoria en frôlant le relief étrange des «mille collines» rwandaises ressemble trop à celui des présidents rwandais et burundais, abattu le 6 avril 1994, prélude au massacre planifié.

Peu à peu, les détails de la topographie se font plus explicites: l'habitat traditionnel autrefois dispersé - fatal isolement d'individus impuissants face aux interahamwe, les milices hutues armées - a été anéanti. De petites baraques rectangulaires l'ont remplacé, alignements de tôles éblouissantes au milieu des bananiers et des plantations de thé.

LA VILLE GROUILLE

Les premières heures passées à découvrir la capitale estompent pourtant le sentiment d'insécurité suscité par les témoignages de survivants, par les récits détaillés du plan d'extermination qui font croire que la mort rôde encore dans les rues de Kigali. Aucune trace, aucune ruine. La ville grouille d'activité.

Kigali s'étend comme jamais, construit, comble les pentes vides de ses collines, s'invente des embouteillages de voitures luxueuses, déclame sur des panneaux publicitaires tapageurs sa modernité nouvelle, place au même niveau de confort matériel l'acquisition d'un téléphone portable dernier cri de Rwandatel et l'utilisation systématique des préservatifs Prudence. Les enfants des rues demandent l'aumône et de jeunes prostituées encombrent les boulevards à la tombée de la nuit. Un monde aussi pourri qu'ailleurs, cela rassure.

LES HOMMES EN ROSE

Au détour d'un rond-point en construction apparaissent tout à coup d'étranges hommes roses. C'est la couleur des prisonniers, accusés de génocide. Ils rappellent combien les événements sont proches, omniprésents dans les consciences, combien ils alimentent chaque rencontre, chaque repas, chaque conversation, et hantent les monologues secrets qu'entretient chaque survivant avec lui-même.

Chemises et shorts courts, ces hommes roses cassent les cailloux, réparent les routes, croupissent dans les prisons insalubres du Rwanda, surgissent pioches et machettes aux poings sur le sentier qui me conduit an coeur d'un village reconstruit. A cet instant me revient à l'esprit un recensement récent des communes rwandaises qui donne le chiffre le plus vraisemblable - invraisemblable devrais-je dire du grand chaos: plus d'un million de morts, Tutsis et Hutus modérés réunis dans la même horreur.

COMMENT VIVRE ENSEMBLE ?

Ce chiffre est-il exact? Difficile d'obtenir une information fiable sur quoi que ce soit au Rwanda. D'un côté, la méfiance est de rigueur, de l'autre les faits sont facilement travestis par la désinformation qui court encore les campagnes. Qui croire? Les petites gens du Nord qui évoquent les événements en terme de guerre civile, victimes qu'ils étaient hier des combats rapprochés entre le FPR et les forces gouvernementales? Qui croire quand une veuve qui occupe une maison construite pour une veuve est en réalité une femme divorcée, quand les aides ne sont pas attribuées à qui elles devraient? Qui croire dans un pays où la rumeur triomphe de collines en collines?

Grégoire, un jeune Tutsi revenu au pays après les événements, a perdu ses parents et deux de ses frères pendant le génocide et il ne se sent toujours pas en sécurité: «A un mariage, je me suis retrouvé seul Tutsi survivant au milieu de 300 Hutus compatissants qui venaient à tour de rôle s'inquiéter de mon sort... un ancien ami m'a décrit sa passivité à peine émue «j'ai failli en renverser ma bière» , m'a-t-il déclaré! - alors qu'il observait depuis sa terrasse le massacre de ma tante et de son fils âgé de dix ans».

AVEC UN GOURDIN CLOUTÉ

Grégoire se demande combien de temps il va pouvoir rester au Rwanda, combien de temps il supportera ces journées tendues où l'on masque les apparences d'une entente superficielle: «Quand arrive le soir, chacun retrouve son groupe ethnique, sans mélange. Une ère de soupçon contamine toute relation humaine et on ne croit plus qu'en son petit cercle familial».

Comment ne pas douter quand une mère assassine les enfants de sa voisine ? Elise se souvient: «C'était une femme du village que je connaissais, elle était armée d'un gourdin clouté, elle m'a frappé par-derrière, me laissant sans connaissance, tuant mon bébé que je portais sur le dos». Difficile d'effacer les gouffres d'amertume du souvenir... Les récits du génocide étoffent chaque soirée et on ne peut pas ne pas y revenir, il faut en parler sans s'émouvoir même si les silences sont nombreux, toujours cette distance bien rwandaise de l'émotion contenue, d'un non-dit assourdissant, risque constant de nouvelles tragédies.

Quelques êtres remarquables tentent pourtant de dépasser les contradictions d'une société bouleversée, déchirée, de retrouver les liens qui ont toujours uni secrètement les Rwandais, ces relations indéfinissables, trop tôt effacées par les colonisateurs qui privilégiaient les Tutsis au détriment des Hutus. Ceux-ci se révoltèrent dés 1959, et plus encore depuis l'indépendance en 1962, en massacrant régulièrement les Tutsis.

LE VILLAGE DES VEUVES

Aux côtés d'actions de Caritas Suisse (ci-dessous), ce sont en particulier des femmes qui luttent pour consolider la paix, depuis l'attribution de microcrédits jusqu'à la prévention du sida, de la lutte contre l'ignorance à la promotion de certaines règles de vie. Ce sont des veuves pour la plupart, en ville ou dans les villages, qui tentent d'édifier une nouvelle société. Après plusieurs heures de marche, au nord du Rwanda, dans les collines qui dominent le lac de Muahazi, je tombe sur un village près de Rwamagana, qui ne compte quasiment que des veuves, tutsies ou humes, femmes de victimes ou de bourreaux qui s'entraident pour survivre, cultivent le même champ, vendent ensemble le produit de leurs récoltes après de longues marches dans les collines, apprennent à gommer leurs différences au profit de ce qui pourrait les rapprocher. Des femmes parlent aux femmes, elles parcourent le pays à l'écoute de celles et de ceux qui se battent avant tout pour exister. Elles sont l'avenir du pays.

 A lire: Jean-Pierre Chrétien, L'Afrique des Grands-Lacs, 2000 ans d'histoire, Coll. historique, Aubier, 2000.
Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir? Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais, l'Esprit frappeur, 1999.
Jean Hatzfeld: Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, le Seuil, 2000.
Human Rights Watch, Aucun témoin ne doit survivre, le génocide au Rwanda, Karthala, Paris, 1999.

David Colin de retour de Kigali. La Liberté, 14 août 2001
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