La grande foire de la charité

L'humanutaire n'est pas toujours ce que vous croyez.

Les organisations chargées d'apporter de l'aide humanitaire brassent aujourd'hui des milliards de francs. Scandales, compromissions politiques, exploitation de la misère, le Rwanda a suscité une crise d'identité chez les professionnels de cette nouvelle "industrie".

 es organisations humanitaires  vent comme des tournesols: elles se dirigent vers la lumière.» Cette jolie expression tombe de la bouche d'un jeune Rwandais au crâne lisse et à l'énergie débordante, Jean-Marie Vianney Bemeki, 33 ans à peine, mais qui reçoit dans son bureau de Kigali chaque jour les représentants d'organisations internationales pesant plusieurs centaines de millions de dollars. Jean-Marie a perdu une partie de sa famille dans les massacres de l'an dernier et il a mis ses compétences au service de la construction d'un pays exsangue. Détaché au Ministère de la réhabilitation, il coordonne près de 200 organisations dites «non gouvernementales» présentes au Rwanda (en jargon humanitaire «ONG»), venues «aider» son pays et «proposer leur assistance». D'abord ému par tant de compassion, Jean-Marie est tombé de haut: «Nous avons été totalement submergés, nous n'étions pas préparés à un tel afflux. Je ne peux pas nier qu'elles aient été précieuses sur le plan technique. Mais j'ai découvert un monde que j'ignorais. Certaines ONG ne savaient même pas ce qu'elles venaient faire, il y avait beaucoup de jeunes sans expérience professionnelle. J'ai vite perdu mes illusions. Je pense que le monde humanitaire répond à des mécanismes de marketing, dont le but est de faire de l'argent. »

Les désillusions du jeune Rwandais, propulsé au coeur de l'aide internationale, sont partagées ouvertement par les vieux routiers de l'humanitaire. Christer Aqvist, responsable de la Fédération internationale de la Croix-Rouge en Afrique de l'Est, écrit: « La croissance rapide des engagements humanitaires s'est accompagnée d'un accroissement aussi foudroyant des organisations d'assistance. Le marché de l'aide internationale est un des moins contrôlés de la planète, et dépense des milliards de dollars d'argent public. Nous pensons que ce supermarché incontrôlé doit cesser. »* Les crises qu'a traversées l'Afrique au Soudan, en Somalie et au Rwanda ont encore approfondi le malaise. Kilian Kleinschmid, du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) au Rwanda, estime que «l'humanitaire vit une crise absolue. Nous avons atteint un stade de complète perversion.» Perversions? Dérapages? En voici quelques illustrations.

Dans les camps du Zaïre, par exemple, les enfants sont d'innocentes et faciles victimes d'organisations mal intentionnées. «Parce que les orphelinats, ça fait pleurer dans les chaumières, ironise Marie de La Sudière, responsable de l'Unicef à Goma, où vivent 800 000 réfugiés hutus rwandais. Cela fait de bonnes images télé, donc rapporte de l'argent lors des appels de fonds.  Nous l'avons déjà vu en Bosnie et au Soudan, mais les camps du Zaïre ont dépassé ce que j'imaginais. » A Goma, près de quatorze orphelinats ne sont pas enregistrés par l'Unicef, chargée d'en contrôler la gestion et qui, constatant de graves lacunes, a dû en fermer dix. Une organisation d'Arabie saoudite, Lifeline, se servait des enfants comme source de profit, sans même rechercher leurs parents ou une famille d'accueil. Sous le prétexte de gérer un orphelinat «coûteux», elle tentait d'obtenir des subventions du HCR, l'agence de l'ONU chargée de redistribuer les fonds de l'aide internationale vers les ONG. Dans d'autres orphelinats, les identités des enfants ont même été changées par les responsables qui ont annoncé fallacieusement la mort de leur enfant aux parents légitimes.

Des organisations religieuses, réticentes à l'idée de renoncer à toutes ces petites âmes à évangéliser, font du blocage et présentent des taux de réunion familiale absolument bas.

Couverts jusqu'à plus soif par les télévisions internationales, les camps rwandais ont suscité une véritable bataille des ONG «pour en être». Et surtout y exister médiatiquement. Car une ONG qui a la chance d'exhiber son emblème au journal du soir, peut espérer attirer les dons privés, réduire les contributions gouvernementales, donc accroître son indépendance financière. «On s'est carrément battu entre ONG pour attirer la presse, se rappelle Samantha Bolton, de Médecins sans frontières. On entendait des: «C'est MON journaliste!» La Fédération des sociétés de la Croix-Rouge s'est d'ailleurs attiré l'ire de ses concurrentes en affrétant des charters de journalistes et en plaçant une tente géante pour la presse à l'entrée du camp, juste à côté de la sienne. Difficile pour les reporters de ne pas faire un saut à la Croix-Rouge, surtout lorsque d'accortes attachées de presse en tenue safari immaculée les y invitent. Certaines ONG sont prêtes à aller très loin pour que leur drapeau soit bien en vue sur les zones de conflits. C'est le «complexe de visibility», un terme utilisé par les stratèges de l'humanitaire. En visite dans les prisons de Kigali, la déléguée de la Communauté européenne s'est plainte que le logo bleu à étoiles « ne soit pas assez visible». Au nom de la «visibilité», certaines ONG renient de précédents états d'âme. Ainsi, à Goma, l'hôpital du camp de Mugunga suscite toutes les convoitises humanitaires. D'abord géré par les Français de Médecins du monde, l'hôpital a été remis à CARE Allemagne, lorsque «pour des raisons éthiques», plusieurs ONG se sont retirées des camps, pour ne «plus nourrir les tueurs». Des Allemands, des Américains et des Argentins s'y sont succédé. Aujourd'hui, Médecins du monde s'y intéresse à nouveau. L'explication? Le camp de Mugunga est un des plus violents, il compte beaucoup d'anciens responsables du génocide. Fatalement, c'est l'un des camps les plus fréquentés par les journalistes.

Au Zaïre, on a vu débarquer pour la première fois des ONG japonaises et coréennes (dont les pays sont de gros donateurs) qui ne parlaient ni anglais ni français et qui sont arrivées avec des cargos de médicaments périmés. Au mois d'août 1994, le monde des ONG a été secoué par le «scandale» CARE Allemagne. Arrivée beaucoup trop tard, avec près de 250 coopérants allemands et des cargos pléthoriques, dans une ville déjà surpeuplée par les ONG, CAKE Allemagne devait canaliser une bonne partie des fonds collectés auprès du public allemand. L'affaire s'est mal terminée: CAKE Allemagne a refusé un projet qu'elle considérait comme trop petit pour elle. Priée par le HCR de faire ses valises, elle a finalement revendu toutes ses jeeps flambant neuves et a plié bagage pour affronter un énorme scandale outre-Rhin. Pour participer au supermarché humanitaire rwandais, si payant auprès des donateurs, certaines organisations acceptent d'absurdes cercles vicieux. Comme verser des taxes d'importation aux douanes rwandaises sur les produits de première urgence. D'autres paient des loyers mirobolants (2500 dollars par mois pour Amnesty International par exemple) pour occuper une maison à Kigali. Certains de ces montants sont versés de main à main à un officier et filent sur le compte du Ministère de la défense. A Goma, les Anglais de OXFAM ont un avion cargo bloqué depuis des semaines par les militaires zaïrois, qui réclament 40 000 dollars de «rançon» pour autoriser son déchargement et 40 dollars par heure d'immobilisation! Dans les camps, le HCR verse 20 dollars par jour à 1500 militaires de Mobutu, chargés de la sécurité, aucun Etat n'ayant accepté de détacher une force armée. A Benako, le premier camp ouvert en Tanzanie en mai 1994, près de 70 ONG se sont inscrites. Aujourd'hui, alors que le budget du HCR a été réduit à 50 millions, il devient difficile de les prier de s'en aller. «Nous devons en arriver à trouver des excuses administratives, à monter des stratagèmes pour qu'elles comprennent», dit un coordinateur du HCR.

Au tableau d'affichage du quartier général de l'UNREO, le corps des Nations Unies chargé de l'aide humanitaire à Kigali, on trouve la liste des 192 ONG travaillant au Rwanda. Cela va des plus prestigieuses aux plus farfelues: de la «Fondation d'aide dentaire africaine», en passant par «Psaume 23», toute la série des «Sans frontières» (marins, routiers, charpentiers) et même une «Dolce Vita». On trouve aussi une foule de coopérants, de toutes les couleurs et de tous les pays. Ainsi, cet Allemand, exhibant sur son chapeau de plage crasseux, tel un supporter de foot qui inscrit ses plus belles finales, «Benaco 94», «Ruhengeri 95». Nutritionniste engagé par l'Ordre de Malte, il ne parle ni français ni anglais et n'a jamais entendu parler de Habyarimana ni de la zone Turquoise. Mais il a décidé de prolonger son contrat, «parce qu'il gagne plus qu'en Allemagne». Il est vrai que si l'on choisit bien son ONG, ou mieux, que l'on décroche un mandat sous le drapeau onusien, on peut se mettre un petit pécule de côté. Ainsi, si OXFAM et MSF paient leurs collaborateurs très chichement, un observateur des droits de l'homme de 20 ans avoue 7000 dollars par mois, et un conducteur de camion 12 000 dollars, exempts d'impôts. Le représentant de Caritas à Kigali gagne un peu moins qu'un fonctionnaire de la coopération suisse. En Somalie, il était particulièrement intéressant d'occuper le poste de logisticien au sein de L'UNOSOM, la mission des Nations Unies. Chargé des commandes de dizaines de milliers de bouteilles d'eau minérale à une compagnie kenyane, le logisticien s'est assuré un dessousde-table de 5% pendant plus de deux ans, en menaçant la compagnie de faire publier un test de qualité défavorable!

Cruelle ironie, on croise ces bons samaritains au Kigali Night, la boîte de nuit à la mode, et certains repartent au bras d'une prostituée rwandaise, mise à la rue par la guerre. Heureusement, près d'une dizaine d'ONG ont mis à leur programme la lutte contre la prostitution... A Goma, Reporters sans frontières a découvert que American Relief Committee, l'anglais Merlin et CAKE Australie invitent, pour mettre de l'ambiance à leurs festivités privées, Simon Bikindi, la star de Radio des Mille Collines, célèbre pour son tube assassin «Je hais les Hutus qui collaborent avec les Tutsis».

L'aide au Rwanda, bien sûr, ne se résume pas à ces multiples dérapages. Près de trois millions de réfugiés sont sous perfusion de l'assistance internationale, un pays entier doit être reconstruit grâce à elle. De façon exceptionnelle, les professionnels de l'humanitaire sont parvenus à encaisser le choc de plusieurs centaines de milliers de réfugiés arrivés sur le pont en quelques heures. «Mais l'argent dévolu à l'urgence humanitaire est dix fois plus élevé qu'il y a six ans, relève la Fédération des sociétés de la Croix-Rouge, dans un rapport récent. Il y a encore une croyance dans le public selon laquelle l'aide d'urgence est essentiellement charitable et que tout ce qui est fait pour aider les victimes est acceptable. C'est faux. L'aide humanitaire n'est plus un petit commerce à temps partiel.» L'industrie de la charité brasse chaque année près de 3 milliards de dollars, dont 1,4 milliard uniquement pour la tragédie rwandaise entre 1994 et 1995. Un fromage humanitaire dont chacun veut sa part.

Jean-Philippe Ceppi.

* Communiqué de l'IFRC du 9 juin 1995.


Le nouveau quotidien, 8 août 1995
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