"Le président Lula n'a vraiment rien d'un aventurier utopiste"

Le Brésil se présente comme le premier laboratoire d'une économie au service de l'homme. Défi jouable, selon Leonard Boff, conseiller du chef d'Etat brésilien.

Le message emblématique de Porto Alegre, "Un autre monde est possible", a trouvé son premier champ d'application: le Brésil de Lula. L'un des principaux inspirateurs de ce projet d'"économie au service de l'hommes" est un proche du président: le célèbre théologien de la libération Leonardo Boff, 64 ans, qui connaît bien la Suisse pour avoir enseigné à l'Université de Bâle et participé au jury du Festival du film de Fribourg.

Boff, ainsi que le dominicain Frei Betto, veille à maintenir dans le gouvernement une dynamique spirituelle. Il explique comment Lula peut réussir là où tant d'autres, comme le Chilien Allende, ont dramatiquement échoué. Interview...

En quoi le Forum social inspire-t-il le nouveau pouvoir brésilien?

Leonardo Boff: On assiste ici à l'émergence d'une société civile mondiale. Dans une immense diversité naît une convergence: chercher un autre chemin pour l'humanité, sortir du chemin des dinosaures! Ici naît le projet d'une nouvelle gouvernance planétaire, dont les institutions n'existent pas encore, face aux Nations Unies qui fonctionnent toujours selon les principes de domination et d'enrichissement. J'y vois un message prophétique, je dirais même messianique: "Non, nous ne sommes pas condamnés éternellement à vivre le désespoir et les absurdités de l'histoire, une vie bienheureuse et sacrée est possible."

Comment s'explique la victoire de Lula?

Lula est une personnalité exceptionnelle, qui jouit d'un énorme capital moral. Cet homme du peuple bénéficie d'une accumulation fantastique d'engagements sociaux avec plus de 3'000 mouvements dans le pays. Son Parti des travailleurs (PT) a réussi à unir intellectuels, syndicats, paysans, écologistes et des milliers d'églises de la base. Le projet "Faim Zéro" n'est pas une mesure populiste, il se met en place par une vraie démocratie participative: le peuple enrichit le débat, aide à trouver des solutions. Par exemple, dans les favelas, on propose de donner aux femmes plutôt qu'aux maris le titre de propriété légalisée. Tout cela crée une atmosphère inouïe. L'Etat, manipulateur et bureaucratique, était vu comme l'ennemi public. Aujourd'hui, il dit aux gens: "Nous sommes vos alliés! "

Quelle est votre marge de manoeuvre face aux élites économiques?

Le Brésil de 2003 n'est pas le Chili de 1973. Il n'y a plus de guerre froide. Exclusion des pauvres, destruction écologique, indigence culturelle, krachs financiers: aujourd'hui, le capitalisme est dans une crise mondiale. Au Brésil, l'élite est aussi en crise. Elle n'a aucun leader, aucun avenir dans le capitalisme féroce actuel. Un groupe de grands entrepreneurs nommé Ethos travaille avec Lula. Ces gens m'ont invité à un colloque "Production, efficacité, spiritualité": ils veulent lutter contre le capital spéculatif qui ronge le pays comme un cancer et faire valoir les immenses ressources du pays.

Le Brésil est trop important pour que le Fonds monétaire international le laisse s'enfoncer. Mais 300 milliards de dettes, n'est-ce pas un trop lourd boulet?

Dans le champ économique, c'est vrai, la marge est faible. Mais dans le champ social, l'espace est énorme pour autant que les premières réformes (terres, sécurité sociale) aboutissent avant un an. Lula a appelé un expert du capitalisme à la tête de la Banque centrale, tout en posant la question: "La chose centrale, c'est l'humain ou c'est l'économie?" La dette sera remboursée, mais en proportion raisonnable des exportations, sans provoquer de misère. Un contrat social pour inclure 100 millions d'exclus, sauver l'Amazonie, ce sont des intérêts nationaux.

Redoutez-vous l'hostilité des Etats-Unis?

Personne ne souhaite une déstabilisation du Brésil, qui gagnerait tout le continent. Il y a une vague d'énergie positive dans le monde pour que marche, que ça ne tourne pas au désastre. Plusieurs journaux étrangers, comme El Pais, en Espagne, ont une véritable "lulamania". L'ex-président portugais Mario Soares est en train de créer un réseau international d'appui à l'expérience brésilienne. Lula n'a pas l'image d'un aventurier utopiste, il incarne la politique de l'évidence: le droit de manger et de vivre. Une révolution qui est possible même à l'intérieur du système capitaliste. C'est une simple question de compassion. Il le dira ce week-end au Forum de Davos: l'humanité doit maintenant gérer un risque d'autodestruction.

Daniel Wermus, La Liberté, 25.01.2003
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