Discours de Madame Micheline Calmy-Rey à l'occasion de la journée 2006 des avocats suisses consacrée au thème des droits de l'homme.

La Suisse est l'exigence même du respect des Droits de l'homme

Monsieur le Conseiller d'Etat,

Monsieur le Président du Grand Conseil,

Monsieur le Procureur général,

Monsieur le Maire,

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les luges,

Maîtres,

Mesdames et Messieurs,

Le sujet qu'il m'est donné d'aborder devant vous aujourd'hui est vaste, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de la "politique suisse en matière de droits humains". C'est aussi un grand et beau sujet, d'une réelle importance pour nous, puisque la protection et la promotion des droits humains figurent parmi les priorités de la politique extérieure de la Suisse. De surcroît, le sujet me tient à cœur, ma conviction étant que le respect des droits fondamentaux est le meilleur garant de la paix, du développement et de la stabilité durable d'un pays.

Ni la crédibilité d'un pays ni ses principes d'action ne se forgent du jour au lendemain. Ce sont plutôt des reflets de son histoire. C'est à ce titre que je souhaite porter notre attention sur les valeurs dont se prévaut la politique étrangère de la Suisse et sur les idées qui ont inspiré son développement et qui inspirent son action aujourd'hui. L'expérience historique et intellectuelle de notre pays est de nature à nous fournir quelques éléments d'explication quant à ses prises de position et à ses orientations, particulièrement pour ce qui touche au développement du droit international humanitaire et du respect des droits humains.

De ce point de vue, la neutralité est l'exemple par excellence de la transformation d'une réalité empirique en valeurs. La neutralité suisse a une longue histoire, mais son fondement est toujours resté le même. En tout état de cause et dès l'origine, notre neutralité est un message de paix, par lequel nous disons au monde: "Nous n'attaquons personne, nous nous défendrons tout au plus si on nous attaque". En optant pour la neutralité permanente, nous avons publiquement renoncé pour

toujours à faire prévaloir nos intérêts nationaux par une politique de puissance et un jeu d'alliances militaires. On peut imaginer à quel point la décision de nos ancêtres du XVIe siècle allait à contre courant de leur époque. Une époque où la guerre était pour un pays un moyen légitime de mettre en œuvre sa politique extérieure, et elle devait conserver encore longtemps cette légitimité.

La Suisse, de par sa nature même, ses institutions et sa philosophie, n'a pas mené une politique de puissance.

Reste que malgré cette volonté de paix, la Suisse a aussi un passé de conflits idéologiques et religieux qui ont menacé sa survie — culminant pour la dernière fois dans la guerre du Sonderbund. Si ces conflits violents se sont éteints depuis, c'est que nous avons appris à trouver les instruments du partage du pouvoir pendant la longue période du Kulturkampf qui a dominé la période ayant donné forme à l'Etat suisse moderne. C'est de manière pragmatique que la paix entre les cantons et entre libéralisme et conservatisme s'est construite. Plutôt que de résoudre le Kulturkampf par la victoire d'une partie, on a préféré un système empêchant l'hégémonie d'une des deux parties sur l'autre. La volonté de paix l'a ainsi emporté sur l'imposition d'une vision du monde.

Consécutivement, nous avons développé et affiné des instruments tels que la démocratie, le pluralisme, la tolérance et l'intégration. Ceux-ci sont utiles quand il s'agit non seulement de promouvoir des valeurs, mais encore de gérer des visions du monde qui sont différentes, voire antagonistes.

Mesdames et Messieurs,

L'expérience de la Suisse a influencé maints penseurs et philosophes qui, en retour, ont apporté une contribution à la construction progressive de nos valeurs. Laissez-moi citer le philosophe et religieux français du 18e siècle, Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre. Celui-ci a remarqué que la paix en Europe était fragile, qu'un fondement stable et durable pour développer le continent faisait défaut. Il a constaté que l'Europe se trouvait plutôt dans un état de trêve fragile, garanti par des traités, que dans un état de paix. Dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, il cite, en 1712, les "treize Souverainetés des Suisses" comme l'un des modèles pour que l'Europe trouve sa paix dans une "Union européenne" où les conflits "se termineraient sans guerre et par la voie des arbitres".

Ce qui m'importe, dans cette citation, est moins le fait qu'il a fallu un quart de millénaire pour réaliser le rêve de l'abbé au niveau européen, mais plutôt son insistance sur le droit et sur la coopération entre les Etats pour garantir la paix et le commerce. Union et arbitrage sont ainsi préfigurés comme la voie qui mène à la paix et à la prospérité.

Même si, au moment où l'abbé écrit ces textes, la deuxième guerre de Villmergen entre cantons catholiques et protestants coûte la vie à plusieurs milliers de soldats, Charles-Irénée Castel a bien vu que l'union des cantons, assortie d'un instrument d'arbitrage en vue de régler pacifiquement les conflits, accompagne le développement de la Confédération.

Jean-Jacques Rousseau, lisant l'ouvrage de l'abbé de Saint-Pierre, louait le bien-fondé de l'analyse. Rousseau énonça comme principale source de discorde l'imperfection du droit et préconisa une "force coactive, qui ordonne et concerte les mouvements [des sociétés] afin de donner aux communs intérêts et aux engagements réciproques, la solidité qu'ils ne sauraient avoir par eux-mêmes". Pour ce faire, il faut, selon Rousseau, une vraie volonté de changement.

C'est donc une Union d'Etats dotée d'un organe de concertation que Rousseau appelle de ses vœux. En Suisse, la Constitution de 1848 a mis en place une telle "force coactive" avec l'institution du Conseil fédéral. Les politiciens européens ont suivi une voie analogue, 200 ans plus tard, avec la création de la Commission européenne, en 1958.

L'abbé de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau ont réfléchi à la paix en Europe. Un autre philosophe — dont on sait à quel point l'héritage a permis de renouveler la philosophie politique, notamment au travers de l'oeuvre de John Rawls — a posé en 1795 un jalon supplémentaire, en esquissant le chemin vers une paix globale et perpétuelle. Ce philosophe c'est Emmanuel Kant et son ouvrage "Projet de paix perpétuelle". Cette œuvre tardive du philosophe, a souvent été qualifiée de "projet rousseauiste", et non sans raison. Effectivement, dans l'histoire des idées, Kant se rattache directement à Rousseau. Il le dit lui-même dans une formule restée célèbre: "Rousseau m'a mis les idées en place".

Dans son "Projet de paix perpétuelle", Kant opère une véritable révolution de la pensée en l'orientant vers un ordre mondial de la paix. Cette conception, qui transforme aussi bien la philosophie politique que le droit international, voit ses effets se déployer jusqu'à maintenant: il affirme que la morale proscrit la guerre et que les conditions générales à remplir pour instaurer un ordre de droit et de paix universelle sont l'Etat de droit, la libre circulation mondiale pour le commerce, la science et les personnes, l'interdiction des conquêtes et la création d'une fédération qui regrouperait tous les peuples de la terre. Il introduit ainsi l'expression du "Völkerbund".

La coopération entre Etats dans la création de normes qui permettent la coexistence pacifique est au fondement même de la construction de la Suisse. Notre pays a ainsi pu servir d'exemple aux philosophes politiques. Aujourd'hui, nous persévérons dans cette tradition. La Suisse est très active dans l'amélioration du droit international public et des instruments multilatéraux destinés à prévenir et à éviter des conflits armés ainsi qu'à soutenir un ordre international juste et respectueux des droits de la personne humaine.

Mesdames et Messieurs, aujourd'hui, la politique extérieure suisse des droits humains repose très largement sur la loi fédérale pour des mesures de gestion civile des conflits et de promotion des droits de l'homme, entrée en vigueur le 1er mai 2004.

Notre approche s'articule autour du concept de sécurité humaine, et vise au renforcement du droit international à travers une action collective légitime et efficace. Dans une telle perspective, notre politique étrangère et notre politique de sécurité vont au-delà de la défense et de la promotion des intérêts nationaux: Nous promouvons une politique imprégnée de tradition humanitaire, de principes humanistes et d'une véritable éthique de l'action politique.

Le concept de sécurité humaine place l'individu, ses droits et ses besoins, au centre des préoccupations. Il constitue un cadre d'analyse visant à mieux comprendre l'ensemble des facteurs qui contribuent à la paix et à la sécurité. Il permet d'identifier les menaces à la sécurité des individus — qui peuvent varier fortement de nature d'un contexte à un autre — et de définir les mesures préventives et correctives appropriées. En se focalisant sur les besoins et les droits des individus, le concept de sécurité humaine devient un outil indispensable et efficace pour la formulation de toute stratégie et de tout programme de prévention des conflits, de promotion de paix et de reconstruction post-conflit. Ce concept repose sur l’internationalisation des droits humains. Pourtant, je dois avouer, au-delà des concepts qui sont les nôtres aujourd'hui, la Suisse a très longtemps résisté à la prise en compte du facteur international en la matière. N'a-t-elle pas attendu plus d'un demi-siècle avant d'adhérer à l'ONU. Les choses changent.

Permettez-moi de m'arrêter sur deux exemples, qui illustrent l'engagement de la Suisse au sein des enceintes multilatérales: le rôle de notre pays dans la création du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies et la présence et l'engagement de la Suisse au sein du Conseil de l'Europe et de ses organes.

C'est avec une immense satisfaction que je salue la récente création du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, dont la séance inaugurale aura lieu dans trois jours. Comme vous le savez probablement, ce Conseil est une idée suisse et notre pays s'est particulièrement investi pour sa création et pour que son siège soit à Genève. C'est donc avec une grande fierté que, le 9 mai dernier, j'ai appris que la Suisse en avait été élue membre. Toutefois, cette élection est à considérer comme une étape, et non comme un aboutissement. Nous allons poursuivre notre engagement et tout mettre en oeuvre pour que le Conseil tienne ses promesses et qu'il soit un instrument opérationnel et efficace au service de la protection et de la promotion des droits fondamentaux.

Sa vocation première est d'inciter toute la communauté internationale à faire progresser le respect des droits humains par la voie de la coopération et du dialogue, et non sur le mode de la confrontation.

Sur ce point, je nourris un certain optimisme, car le nouvel organe est doté de mécanismes incitatifs qui, nous l'espérons, responsabiliseront les Etats membres et ceux qui souhaiteraient le devenir. Ainsi, les Etats qui se sont portés candidats ont dû prendre des engagements volontaires en matière de droits humains. Par ailleurs, la situation des droits humains sera examinée minutieusement dans chaque Etat membre selon un mécanisme périodique universel, dont les modalités restent à définir. Enfin, un autre mécanisme permet à l'Assemblée générale des Nations Unies d'exclure du Conseil les membres qui auraient violé les droits humains de façon flagrante et systématique.

Le deuxième exemple que je souhaite évoquer est celui du Conseil de l'Europe. Les trois piliers autour desquels s'articule la mission du Conseil de l'Europe sont le respect des droits humains, la prééminence du droit et la démocratie pluraliste.

À ce jour, parmi les 200 Conventions, Chartes ou Protocoles adoptés dans le cadre du Conseil de l'Europe, la Suisse en a ratifié 104 et signé 17 sous réserve de ratification. L'attachement de la Suisse aux instruments juridiques internationaux est extrêmement important, compte tenu de sa position de pays neutre qui, de tout temps, a défendu la prééminence du droit contre le pouvoir.

Parmi les traités ratifiés par la Suisse, la Convention européenne des droits de l'Homme occupe évidemment une place privilégiée: d'une part, elle garantit des droits qui font partie intégrante de notre ordre constitutionnel; d'autre part, la jurisprudence de la Cour a joué à plusieurs égards un rôle de catalyseur dans le système suisse de protection des droits humains.

La Suisse s'efforce d'intégrer dans son ordre juridique interne la jurisprudence de la Cour; ce qui lui vaut, par comparaison avec d'autres Etats, un nombre limité de requêtes et de constats de violations. A ce jour, la Suisse a fait l'objet de 52 condamnations, dont deux récemment dans des affaires de liberté de presse. Lors de ma dernière visite à la Cour, j'ai eu la satisfaction d'apprendre que notre pays jouit d'une très bonne réputation en matière d'exécution d'arrêts. A titre d'exemple d'intégration de la jurisprudence de la Cour, on peut citer, comme "cas d'école", l'arrêt rendu en 1986 par le Tribunal fédéral, à l'occasion duquel celui-ci a changé sa jurisprudence et retenu que l'union personnelle du juge d'instruction et du juge du fond dans une même affaire était contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme concernant la garantie du juge impartial de l'article 6 de la Convention. A la suite de cet arrêt, les cantons qui connaissaient des systèmes où étaient cumulées les fonctions de juge d'instruction et de juge de jugement ont révisé leur législation, ainsi le Valais — qui faisait l'objet de l'arrêt du Tribunal fédéral —, de même que Fribourg et Berne. Il est très positif de relever que les craintes suisses des débuts à l'égard des juges "étrangers" se sont rapidement dissipées et que l'appréciation de l'ordre juridique interne par une juridiction internationale est aujourd'hui perçue comme parfaitement normale.

Bien entendu, les Etats Parties sont également tenus d'exécuter les arrêts de la Cour qui les concernent et de prendre non seulement les mesures individuelles qui s'imposent, mais aussi les mesures d'ordre général, dont des amendements législatifs si nécessaire. Comme exemples d'adaptations législatives récemment effectuées ou envisagées à la suite d'arrêts rendus à l'encontre de la Suisse, on peut citer par exemple la modification de la Loi fédérale sur l'impôt fédéral direct, entrée en vigueur en 2005, qui supprime la responsabilité des héritiers pour les amendes fiscales.

La Cour est aujourd'hui victime de son succès et connaît un problème de surcharge croissante, auquel il convient de donner rapidement des solutions. La difficulté majeure à laquelle est confrontée la Cour est celle des affaires dites «clones», qui se répètent par dizaines, centaines, voire milliers, et qui trouvent leur cause dans les lacunes structurelles de l'ordre juridique de certains Etats, ou dans la non exécution des arrêts rendus par la Cour. Or, la Cour est la clef de voûte du Conseil de l'Europe, sa spécificité et, à ce titre, exige une attention toute particulière, afin de pouvoir fonctionner de manière satisfaisante. La garantie de l'efficacité du système de la Cour, comme système unique de protection des droits humains, était l'objectif prioritaire de la Déclaration et du Plan d'Action du Sommet des Chefs d'Etat de Varsovie. Différentes mesures de réforme ont été initiées, pour le court, le moyen et le long terme. Parmi les différentes mesures figure au premier rang la ratification du Protocole n° 14 à la Convention, qui offre à la Cour de nouveaux instruments pour assurer l'efficacité du filtrage et du traitement subséquent des requêtes. Selon les estimations, ce Protocole, que la Suisse a ratifié le 25 avril dernier, ne devrait toutefois permettre qu'un gain de productivité de 20% environ. Je ne m'y attarderai pas, dans la mesure où il vous a déjà été présenté tout à l'heure lors du Séminaire. Conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend le système de la Convention, la protection des droits et libertés garantis par la CEDH doit avant tout être assurée au plan national. C'est à ce niveau, en amont, qu'elle est la plus efficace. La responsabilité qui revient à cet égard aux autorités nationales a été réaffirmée dans un certain nombre de Recommandations adressées aux Etats membres. Ces Recommandations rappellent notamment aux Etats leurs devoirs de vérifier la conformité de leurs projets de loi, des lois en vigueur et des pratiques administratives avec les normes fixées par la Convention. Elles insistent pour que la jurisprudence de la Cour soit diffusée. Elles préconisent l'amélioration des recours internes, de même qu'elles soulignent l'importance d'assurer un enseignement universitaire et une formation professionnelle adéquats concernant la Convention et la jurisprudence de la Cour. Une procédure de suivi de la mise en oeuvre de ces Recommandations est actuellement en cours. Je profite de l'occasion qui m'est donnée de m'exprimer devant une association de professionnels du droit pour insister sur le caractère essentiel de la diffusion de la jurisprudence pertinente auprès des acteurs concernés. Les barreaux, les ordres professionnels devraient être davantage informés des développements susceptibles de les toucher dans leurs activités. De même, les ordres professionnels ont un rôle crucial à jouer dans une formation initiale et continue couvrant l'éducation aux principes qui découlent de la Convention. A ce sujet, un programme européen pour l’éducation aux droits humains des membres des professions juridiques (le programme "HELP") est en cours de lancement. Cela devrait constituer un instrument utile.

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