"Les délocalisations font des chômeurs au Nord
et des pauvres au Sud"

Président de la Confédération mondiale du travail, l'Ivoirien Basile Mahan Gahé estime que la lutte contre l'"inhumaine" mondialisation passe par le réveil des salariés du Nord. De passage à Genève, il analyse les défis que doit relever le mouvement social ivoirien et les causes du conflit armé.

La route de l'Ivoirien Basile Mahan Gahé est passée plus souvent qu'à son tour par Genève. Secrétaire général de "Dignité", la fédération de travailleurs soutenue par le syndicat interprofessionnel genevois SIT, il a également collaboré avec le Mouvement pour la coopération internationale. Devenu président de la Confédération mondiale du travail (lire ci-dessous), le syndicaliste assistait, le mois dernier, au Conseil d'administration du Bureau international du travail (lire ci-contre). L'occasion pour Le Courrier de faire le point sur la lutte pour les droits économiques et sociaux en Afrique. Et particulièrement dans cette Côte d'Ivoire qui traverse la plus grave crise de sa courte histoire.

Le Courrier: Quelle est la situation des syndicats en Côte d'Ivoire?

Basile Mahan Gahé: La liberté syndicale est maintenant reconnue. A l'ex-confédération unique sont venues s'ajouter deux autres fédérations syndicales, dont Dignité, créée en 1988. Depuis que le pluralisme a été concédé, nous avons obtenu d'importantes victoires. Surtout: nous sommes parvenus à supprimer ce qu'ils appelaient "code du travail", mais que nous, nous appelions "code des esclaves", car il avait été mis en place pour répondre aux plans d'ajustement structurel du FMI et aux intérêts des multinationales. Par exemple, aujourd'hui, les délégués syndicaux sont à nouveau protégés et peuvent obtenir des informations comptables afin d'empêcher des licenciements économiques abusifs. Grâce à l'action commune des trois fédérations syndicales, il n'y a plus de salaires à deux vitesses dans la fonction publique. Enfin, nous avons fait ratifier la Convention internationale interdisant le travail des enfants.

Quels sont les défis qu'il vous faut affronter aujourd'hui?

C'est d'abord la lutte contre les multinationales qui ne respectent rien. Les entreprises délocalisées s'installent souvent dans les bidonvilles et investissent ainsi le secteur informel, défiscalisé. Au moins 30 % des actifs ivoiriens travaillent dans ce secteur. Les revenus y sont si bas, qu'ils ne peuvent en vivre dignement. Le SMIC en Côte d'Ivoire est de 75 francs suisses. Mais imaginez que certaines multinationales ne veulent même pas payer cela! De plus, ces camarades ne disposent d'aucune protection sociale.

"Les gens du Nord doivent savoir que leurs vêtements sont fabriqués dans des cases de bidonvilles, où la sécurité n'est pas assurée. Il y a quelque temps, quatorze personnes sont mortes dans un incendie à Abidjan. Elles travaillaient pour un sous-traitant d'une multinationale et avaient été enfermées dans la case qui servait d'usine."

Tout cela n'est pas spécifique à la Côte d'Ivoire: tous les pays africains sont bouffés dans la même soupe. En fait, les délocalisations ne font que créer du chômage dans le Nord et répandre la pauvreté chez nous.

Le débat public sur les questions liées à la mondialisation, comme la dette ou le rôle de l'OMC, a-t-il cours en Côte d'Ivoire?

Oui. Notre syndicat se bat notamment pour que l'État ne paie plus la dette. Ou plutôt les intérêts de la dette, celle-ci étant déjà remboursée. Ceux qui ont prêté l'argent, que ce soient la Banque mondiale ou le FMI, savaient à qui ils prêtaient. Ils savaient que c'étaient des gouvernements corrompus, qu'ils étaient en train d'enrichir une certaine bourgeoisie, pas de faire des routes ou des écoles. Les créanciers ont été complices. C'est pourquoi la nouvelle génération, nous disons non! Sinon l'Afrique et la Côte d'Ivoire ne décolleront jamais.

Quel type de développement prône le mouvement social ivoirien? Faut-il tenter de s'accrocher au marché mondial ou favoriser les échanges locaux, interafricains par exemple?

Nous voulons poursuivre nos échanges avec le Nord, mais sur des bases plus justes. On ne peut pas demander aux petits de rivaliser avec les grands. Et si les multinationales veulent s'installer chez nous, il faut qu'elles respectent nos droits. Aujourd'hui, nous sommes pris en otage par ces firmes. Nos gouvernements ne sont pas des gouvernements, ce sont des courroies de transmission du Nord. L'autre problème vient du prix des matières premières, qui sont fixés par les seules multinationales.

"Toutefois, si l'on ne veut pas qu l'Afrique meure à petit feu, il faut aussi développer les échanges Nord-Sud et l'économie de proximité. Avec le syndicat, nous avons mis sur pied des coopératives bancaires, car la classe ouvrière est exclue de l'épargne et des prêts. Nous avons aussi des coopératives de production agricole, qui échangent leurs produits, même avec des pays voisins. Mais nos gouvernements tentent d'entraver ces échanges. Ils préfèrent que nos supermarchés soient remplis de viande surgelée en provenance de l'Union européenne.

Que faut-il faire pour parvenir à un commerce plus juste?

Il faut renforcer le mouvement antiglobalisation. Car ce que l'on appelle la mondialisation n'a pas un visage humain. C'est le colonialisme qui a pris un autre costume. Mais attention, ce colonialisme ne concerne pas que le Sud. Il colonise même les travailleurs du Nord. Le monde est divisé en deux: il y a ceux qui sont exploités, que l'on retrouve au Sud comme au Nord, et ceux qui exploitent, qui se retrouvent aussi dans tous les pays. C'est pourquoi nous devons nous mobiliser ensemble contre ceux qui s'appuient sur la mondialisation pour faire plus de profit.

Concrètement, quels sont les moyens de luttes au niveau international?

D'abord, je demanderais aux travailleurs du Nord de se remobiliser. Les patrons sont en train de leur arracher, d'une manière subtile, le fruit des luttes de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils doivent se réinvestir dans le mouvement syndical. Ensuite, nous trouverons ensemble les moyens de lutte appropriés.

Le Nouveau partenariat pour l'Afrique (NEPAD), lancé par des gouvernements africains et le G8, vous parait-il un plan de développement crédible?

Je ne sais pas. Je ne connais pas encore le contenu concret du NEPAD. Je suis plutôt méfiant. Pour l'instant, nous sommes au stade des discussions et nous souhaitons que s'instaure un dialogue tripartite: gouvernement, patrons et travailleurs. Dans ce cas, et s'il comprend une facette sociale et que son but est que les travailleurs puissent obtenir le minimum vital pour vivre: d'accord. Mais si cela consiste à poursuivre dans la voie du libéralisme et de l'exploitation, de maquiller les plans d'ajustement structurel en quelque chose de plus présentable, alors là, je dirai non!

De l'anticommunisme à l'antilibéralisme

La Confédération mondiale du travail (CMT) regroupe 144 organisations de travailleurs de 116 pays. Elle annonce 26 millions de membres. Plus ancienne internationale syndicale existante, la CMT est née en 1920 sous l'appellation de Confédération internationale des syndicats chrétiens, pour faire concurrence au syndicalisme d'obédience soviétique. Devenue laïque en 1968 et rebaptisée CMT, elle est toujours composée d'une majorité de syndicats chrétiens-sociaux. Sa forte implantation dans le Sud - en Afrique notamment - n'est sans doute pas étrangère à son fort engagement contre le "modèle néolibéral de mondialisation économique", quelle juge "illégitime". Présente à Porto Alegre dès 2001, la CMT opte, a contrario, "pour un rôle régulateur de l'Etat et une répartition équitable des biens comme des moyens de production", afin d'aller vers "un développement social dépassant le simple respect des droits des travailleurs et l'élimination de la pauvreté».

Benito Perez, Le Courrier, 30.11.2002

http://www.cmt-wcl.org

 

La guerre des multinationales françaises?

Depuis deux mois, un soulèvement militaire divise votre pays. En Europe, on peine à en comprendre les enjeux...

Les Européens ne comprennent pas ce qu'il se passe... Pourtant tout vient d'Europe! (Il hésite) Demandez à la France de dire un mot et la Côte d'Ivoire sera guérie, il n'y aura plus de guerre.

"Certains essaient de nous diviser en Nord musulman et Sud chrétien, mais ils ont toujours échoué. En Côte d'Ivoire, il n'y a jamais eu de problème de religion. Musulmans, chrétiens, on a toujours cohabité. Moi-même, j'ai cotisé pour la construction de mosquées, comme des musulmans l'ont fait pour des églises... On n'a jamais eu, non plus, de problème régional entre le nord et le sud du pays! Depuis l'indépendance, je n'ai jamais vu un gouvernement dire "ceux-ci sont du Nord", "ceux-là du Sud". C'est seulement depuis quelque temps que j'entend dire: le Sud est plus riche, il n'aime pas le Nord. C'est faux! Les plus riches Ivoiriens sont du Nord, musulmans, et travaillent avec le Sud, car ce sont des commerçants. Certains d'entre eux ont beaucoup fait pour aider les pauvres, d'où qu'ils soient. Regardez le pouvoir: le deuxième personnage du régime, le président de l'Assemblée nationale Mamadou Coulibaly, est musulman! Le ministre des Affaires étrangères aussi, etc.

"Il est toutefois indéniable que la pauvreté, les conditions de vie dans les bidonvilles attisent l'instabilité politique.

Quels seraient les intérêts de la France dans ces manipulations?

Je soupçonne que ce sont ceux des multinationales. Car les contrats passés par l'État pour la fourniture d'eau, d'électricité et de téléphone arrivent à terme. Celui qui a signé ces contrats avec des sociétés françaises, lorsque le président Houphouët-Boigny est allé se faire soigner en Suisse, en 1993, le premier ministre de l'époque: c'était Alassane Ouattara (opposant "nordistes qui vient de se réfugier à l'étranger par l'entremise de la France, ndlr). Ce qu'on essaie de faire, c'est de remettre Ouattara au pouvoir. Et ce, pour la simple raison que le président actuel veut rediscuter ces contrats, desquels la Côte d'Ivoire ne tire pas grand-chose. Deuxième chose: la construction des ponts d'Abidjan. Le président l'a donnée à d'autres personnes, pas aux Français. De même pour le grand stade olympique de 100 000 places et pour l'autoroute vers le Nord, qui leur ont aussi échappé. N'avons-nous donc pas le droit de choisir nos partenaires?

"Au-delà de ces soupçons, il y a un fait: les services secrets français ne pouvaient ignorer que des gens se préparaient depuis des mois au Burkina Faso pour attaquer la Côte d'Ivoire. Il y a des militaires français au Burkina! Et comment expliquez-vous que l'armée française soit intervenue si rapidement pour aller chercher ses ressortissants à Bouaké? J'aimerais aussi qu'on m'explique pourquoi la France n'est pas intervenue pour stopper cette agression, comme le prévoient les accords entre Paris et la Côte d'Ivoire.


Benito Perez, Le Courrier, 30.11.2002
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