Epopée sur les traces de Dunant l'Algérien

Bâti par le père de la Croix-Rouge, un vieux moulin témoigne de la colonie suisse, créée il y a 150 ans

"Je ne devrais pas vous poser la question, mais dites-nous ce que vous faites-là?" Très poliment, un policier algérien arrête la voiture qui en est à son quatrième passage du barrage routier tendu entre la ville de Sétif et le site touristique de Djemila. Une ville entière construite par les Romains avec son amphithéâtre, ses arcs de triomphe et de merveilleuses mosaïques montrant les lions qui peuplaient la région autrefois. Mais pas un touriste à l'horizon pour admirer ces trésors.

Le guide est inquiet. Il craint des ennuis. Le journaliste préfère cacher sa carte de presse. Son visa est un visa de touriste, déjà pas facile à obtenir. Le Département fédéral des affaires étrangères déconseille toute visite dans un pays qui a enregistré 750 morts dues aux violences de groupes armés depuis le début de l'année.

Près de Djemila et des monts des Babors, police et armée sont sur les dents. Ces derniers jours, une colonie d'islamistes cachés dans des grottes avec femmes et enfants, certains depuis dix ans, ont été capturés après avoir été gazés comme des rats. La nouvelle a fait les gros titres de la presse locale: "150 islamistes armés tués lors d'un ratissage de l'armée", a titré El Watan. La nouvelle a fait l'objet d'une "brève" dans les journaux suisses. Tout lasse.

C'est pourtant dans ces lieux tourmentés que l'histoire suisse et algérienne se recoupe. Il y a tout juste cent cinquante ans, en 1853, un décret de Napoléon III attribuait à quelques riches genevois et vaudois une concession de 20'000 hectares à Sétif, dans la province de Constantine. On y trouve le comte François-Auguste de Beauregard de la maison Lullin & Sautter, l'ancien juge genevois Paul-Elisée Lullin, le banquier genevois Jacques Mirabeaud, (ancien maire et conseiller d'Etat de Genève, Jean-Antoine Fazy et l'ancien juge et député vaudois Charles de Loriol. Dix villages de cinquante habitations devront y être construits. Particularité de cette singulière colonie suisse, qui rappelle celle de Chabag, créée par des vignerons vaudois au bord de la mer Noire en 1822, Sétif ne sera pas occupée par ses fondateurs capitalistes. Ils se contenteront de revendre ou de louer leurs fermes à des émigrés vaudois, genevois, bernois, fribourgeois, argoviens, etc.

En 1853, la Compagnie genevoise de la colonie suisse de Sétif va créer à Aïn-Arnat son premier village de 360 colons. "Les céréales y viennent en abondance, de même que le bétail et la race ovine, rapportent les premiers arrivés. L'air est pur, quoique assez frais. Il ressemble à celui de la Suisse en hiver."

Un village vaudois, comme celui d'Oulens, va envoyer 10 % de sa population à Sétif, soit 46 personnes. Les communes se débarrassaient ainsi de leurs indigents et allaient jusqu'à les subventionner. Bon débarras! Au total, plus de 700 agriculteurs vaudois et leurs familles vont prendre le chemin de la colonie, un voyage accompli en diligence de Genève à Lyon, en bateau à vapeur sur le Rhône jusqu'à Avignon, en train d'Avignon à Marseille, puis soixante heures de traversée de Marseille à Stora, près de Philippeville (aujourd'hui Skikda).

Mais des épidémies de typhus et de choléra frappent bientôt les colons et multiplient les orphelins. Le mécontentement gronde. "Nous demandons d'être logés comme des Suisses et non comme des Arabes. Nous ne pouvons pas tenir les bêtes dans nos bâtiments comme eux", se lamentent un groupe de fermiers d'Aïn-Arnat au baron de Gingins La Sarraz, directeur de la Compagnie genevoise. Ils se nomment Favre, Baud, Meystre, Kuffer, Sergy, Berthet, etc. Le premier syndic est Henri Viande, de Bussy-sur-Morges. Une Compagnie vaudoise des fermes de Sétif se crée en 1854 à Bouhira.

Un siècle et demi plus tard, les tombes de quelques-uns de ces Vaudois sont toujours visibles au cimetière d'Aïn-Arnat, pas loin du temple protestant désaffecté. Les cloches ne sonnent plus depuis les années 1960 et des cigognes ont construit leur nid en toute quiétude. La maison Chollet est toujours là, ses murs sont envahis de végétation.

A Sétif, l'église Sainte-Monique, construite par les colons français en 1843, est devenue une grande mosquée à deux minarets. Le temple protestant des Suisses est transformé en Maison des Associations et abrite le Comité local de solidarité aux victimes du tremblement de terre. Le cimetière chrétien est ravagé par les vandales: tombes ouvertes, portes forcées, caveaux remplis de détritus, et son gardien tout honteux de la situation. "Le cimetière musulman est dans le même état."

A une heure de voiture au nord, un autre vestige de la colonie suisse ramène au fondateur de la Croix-Rouge, le Genevois Henry Dunant. Un vieux moulin en bordure d'oued qui n'a pas été facile à dénicher. Seule une grosse pierre avec la date de 1859 et de vieilles meules fabriquées en France, à Corbeil, prouvent son authenticité. C'est le père de l'actuel propriétaire, un Algérien de 82 ans, qui l'a acquis après une faillite, explique le vieux meunier, assis sur ses sacs de farine. Dunant, ce nom lui dit quelque chose.

Jeune employé de la Compagnie genevoise de Sétif, Henry Dunant a 25 ans quand il découvre l'Algérie. Homme à tout faire, il publie des annonces dans le Journal de Genève pour recruter des colons. Il promet une main-d'oeuvre arabe bon marché. Il va y construire des moulins à blé et crée la SA des Moulins de Mons-Djemila, près de la cité romaine. Mais les affaires tournent mal. L'argent ne rentre pas.

Dunant l'Algérien est au bord de la faillite. En 1859, il prend son bâton de pèlerin pour contacter l'empereur Napoléon III, qui se trouve à Solferino, en Italie. C'est alors la vision du champ de bataille et cet éclair de génie et d'humanité qui aboutira à la création de la Croix-Rouge. L'affairiste colonialiste deviendra le grand philanthrope récompensé par le Prix Nobel de la Paix en 1901.

Un siècle plus tard, pas trace vivante des colons suisses. Leurs descendants ont fui l'Algérie française avec les Pieds-Noirs. Les archives sont à Aix-en-Provence. La page de Sétif-la-Suisse est bien tournée.


Olivier Grivat, Le Matin, 23.11.2003
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